• - Jules Blatgé : Mes aventures de guerre

    Témoignage d'un Graulhétois sur son premier mois de guerre en septembre
    1914...Ce fascicule publié en 1996 par la Mairie de Graulhet, méritait une nouvelle publication. Mémoires de Graulhet vous le propose

    Récit de mes aventures de guerre
    1914-1918

    par Jules BLATGE

     

    Préface d'André VÉCHAMBRE

    au "Récit de mes aventures de guerre"

    (septembre 1914)

    de Jules BLATGÉ

    Lors de la dernière commémoration du 11 novembre en 1995, Monsieur Pierre BLATGÉ nous a fait part de sa découverte dans les papiers de son père, disparu en 1970, d'un carnet intitulé "Récit de mes aventures de guerre" (septembre 1914). Ce document s'étant avéré d'un grand intérêt, nous lui avons demandé de nous le confier afin que les services de la Mairie en assurent la publication et la diffusion auprès des administrations et associations intéressées, II convient en effet d'assumer notre devoir de mémoire en évitant que de tels témoignages ne tombent dans l'oubli.

    On ne peut qu'admirer la tâche entreprise par ce soldat de 26 ans qui, dès son embarquement par train à ALBI en septembre 1914, s'est astreint, alors que rien ne l'y prédisposait, à noter au jour le jour les petits et grands événements de son voyage vers le front ; les remarques sur les villes et régions qu'il traversait et découvrait sont le plus souvent très pertinentes.

    Par la suite ses premiers contacts avec les troupes combattantes sont décrits avec sérénité et sa participation aux combats est assurée avec un courage tranquille qui nous paraît admirable.

    Outre la qualité générale du texte, on note la chaleur des sentiments exprimés envers ses proches et ses camarades du combat.

    En un mot ces carnets nous révèlent une personnalité attachante, d'une grande bonté. Jules BLATGÉ a mis tout son courage et son ardeur à défendre son pays avec patriotisme.

    Nous avons tenu à lui rendre hommage par cette publication et nous y associons tous ceux qui, comme lui, ont accompli avec un courage exemplaire leur devoir durant cette guerre si longue et si cruelle.

     

    C'était par une belle journée de septembre que nous avons quitté la ville d'Albi après avoir dit adieu à tous les amis. Nous défilons en colonne par quatre direction la gare où une foule de spectateurs vient saluer respectueusement notre départ et nous souhaiter ainsi beaucoup de courage ; nous avions certainement le cœur gros de voir ainsi pareille sympathie de la part des Albigeois, qui eux, aussitôt le signal de départ donné, le train démarre, ne cessent de nous accompagner de leurs touchants adieux : c'était bien réciproque ; nous voilà tout de même contents et quelques amis pour se dégriser du chagrin qui les torturait, essayaient de chanter quelques refrains populaires ; cela faisant bien passer un moment, mais ne sonnait plus harmonieusement aux oreilles comme jadis lorsqu'on était content ; enfin voici la gare de LABOUTARIÉ ; pauvre gare, elle n'avait plus l'aspect d'autrefois gardée par de vieux soldats armés jusqu'aux dents, on aurait cru se voir sous le régiment de BONNOT et CARROY et compagnie, vraiment, j'avais tellement l'habitude de voir une longue rame de wagons chargés de peaux, que tout cela avait fait place aux denrées réquisitionnées par l'armée, les employés militari­sés ; ainsi chacun était là comme voulant nous dire : "nous ferons également notre devoir".

    Enfin, le temps de dire adieu aux amis et téléphoner mon passage à mon chef d'exploitation, nous voilà repartis pour la direction de CASTRES. La campagne était triste aussi, on ne voyait qu'arbres coupés, des maisons dont la toiture en partie enlevée et faisant signe de détresse, semblait être un précurseur du deuil certain qui pesait sur nous. Arrivés en gare de CASTRES, le train stoppe, défense de descendre, nous étions soldats, il fallait obéir. Les civils qu'on aurait cru venir exprès pour nous attendre, se plaisaient à nous dire bon courage, quelques demoiselles certes les plus hardies, patriotes, se permettaient de nous envoyer des baisers en masse ; les dames de la Croix Rouge faisaient à celle qui avancerait le plus à vider leur corbeille de raisins, de pommes, les autres à vider leur bidon de café, de lait, de vin ; enfin chacune sa petite besogne. Les unes nous distribuaient des médailles, les autres des Sacrés Cœurs de Jésus qu'elles avaient préalablement brodés. Une autre faisait la distribution de cartes postales. Enfin nous voilà partis en agitant un mince drapeau pris en quittant ALBI, c'était en signe d'adieu le meilleur sentiment de reconnaissance qu'on devait à ces vénérables dames. En chemin, chacun était ému de voir tant de patriotisme. Nous passons à REVEL à la nuit tombée, pas beaucoup de promeneurs, c'était noir, plus de distraction, tout le monde était dans son logis, à réfléchir à ceux qui n'étaient plus là. Le train file à toute allure, on voyait que le temps était rare. Nous passons à CASTELNAUDARY, beaucoup de mouvements en dehors de la gare, qu'un service d'ordre empêchait de venir jusqu'à nous, pour certainement nous dire "bon retour".

    Nous voici changés de ligne après une petite manœuvre, les voies étant doubles, à côté de nous un train rempli de jeunes gens, très jeunes car la moustache était à peine naissante, ils chantaient à tue-tête, ils se trouvaient heureux, venant de passer le conseil de révision, d'être bons à servir la FRANCE.

    Vraiment ils avaient raison, mais je ne crois jamais les voir dans une tranchée. Tous, on ne connaissait pas encore ce qu'était une tranchée. Nous passons la gare de BRAM sans nous arrêter, juste si un coup de sifflet m'en a fait apercevoir. Nous arrivons à CARCASSONNE, il fait noir. Nous descendons un peu et voyant beaucoup de personnes se diriger en sens inverse, j'ai fait comme les curieux, j'ai vu un joli tableau, des prisonniers boches, assis dans le compartiment et un gendarme, baïonnette au canon, qui n'avait pas l'air de trop s'amuser, ces sales types, me dis-je, vraiment ils sont costauds ceux-là. Leur regard perçant indiquait bien les sauvages qu'ils étaient.

    Enfin, je les quitte avec mépris, c'était tôt car le clairon venait de sonner et d'un coup de sifflet, d'une main sûre, le mécanicien tire à lui le régulateur, le convoi s'ébranle. On a causé quelques instants en tirant la photo aux boches et puis le roulement du train nous a assoupi un peu, c'était bien onze heures de la nuit. Nous avons passé LÉZIGNAN assez vite, et tout ce qu'on pouvait remarquer c'était d'immenses champs de vignes qui bordaient la ligne. Nous voici à NARBONNE, c'était vers deux heures du matin, tout était calme, encore des boches prisonniers dans un train, nous marchions à grands pas pour aller leur rendre visite, non pas leur faire honneur, mais simplement leur montrer notre baïonnette qui, parait-il, faisait tant de peur. Les gendarmes nous ont barré passage en nous disant c'est défendu n'ayez crainte, vous aurez largement le temps d'en voir, depuis j'ai compris que ce brave prévôt avait raison. Nous repartons, n'ayant pu satisfaire notre curiosité, nous voilà à nouveau dans notre wagon à bestiaux. Nous repartons à nouveau vers une destination inconnue. Nous brûlons en vitesse la station de VARS, le jour commence à jaillir, il me tardait de voir cette aube, car mon voyage nocturne ne me souriait point. Nous commençons par voir de vastes champs de vignes, on apercevait de beaux raisins qui commençaient à mûrir. Chacun de nous regardait ces rangées de souches qui bougeaient tant notre vitesse était grande, chacun donnait son avis, les uns disaient pauvres récoltes, on va manquer de mains et de bras pour en faire la cueillette ; les autres disaient "nous serons revenus pour décuver" ; moi j'écoutais en silence, cela ne m'intéressait guère, je pensais plutôt aux boches que j'avais vu à peine, à ces grands gaillards si bien roulés dans leurs larges bottes.

    Enfin, plus de vigne, autre spectacle qui m'intéressait, nous passons la ville d'AGDE, il faisait plein jour, quel joli panorama que cette ville. Le train ne s'arrête pas, mais je contemple encore longtemps des yeux ces beaux châteaux forts avec créneaux. Ah nom d'un chien, me dis-je, les allemands ne viendront pas jusque-là, sans cela ils prendraient une bonne potion. Les boches étaient déjà dans ma tête, je ne pensais qu'à eux et pourtant ce n'est rien de bien rare que ces sauvages là. Sentant ma baïonnette à mes côtés, je me disais "ils n'en valent pas deux".

    Nous voici arrivés à BÉZIERS. Là, un va et vient indescriptible, autos, bicyclettes, omnibus, tramways, tout était en branle, on ne voyait que des soldats partout qui venaient nous dire bonjour. L'arrêt fut court et repartons encore une fois ; cette fois j'étais resté sur la porte pour examiner mieux le pays. Nous avons commencé par voir une grande étendue d'eau, c'était d'immenses lacs. Un peu plus loin une immense montagne blanche. Après avoir questionné un caporal qui était de ces parages là, il me dit "ce sont des montagnes de sel". C'était vraiment instructif de la manière dont les marais salants étaient construits. Nous marchions toujours allant vers la mer, parait-il, et à vrai dire on distinguait au loin un horizon bleuâtre.

    Nous voici au pied de cette nappe d'eau qui s'étend à perte de vue. On apercevait au loin de faibles barques qui faisaient comme des montagnes russes ; une fois elles montaient et descendaient, on aurait dit un gouffre. Au bord de la mer, les matelots pêcheurs arrangeaient leurs engins de pêche de la veille, les voilà démarrés et abandonnés à la furie des flots. Je n'en finirai pas pour leur métier, des femmes et des enfants tiraient de toute leur force, en marchant sur la côte, leur long filet de pêche dans l'eau, espérant sûrement avoir pris quantité de poissons. Le temps ne me permit pas cette curiosité car la machine pédalait toujours pour arriver à SÈTE. Là, nous nous arrêtons quelques minutes, le temps de donner un coup d'œil sur les navires à vapeur qui procédaient au déchargement de leur marchandise au moyen de puissantes grues. Il y avait un grand quai maritime qui valait bien d'être vu.

    A côté, il y avait le quai du chemin de fer. Nous voilà de nouveau en route pour MONTPELLIER : on a de nouveau rencontré quantité de vignobles ; à force de fixer le terrain, les yeux me cuisaient un peu, ce qui m'a décidé de manger un brin et après un bon coup de vin, me voilà guéri. Instinctivement, j'explore de nouveau le pays, nous arrivons à LUNEL, le train ne s'arrête pas, juste si on peut répondre en levant nos képis aux gracieux bonjours que nous envoyaient les civils. La caserne se détachant un peu par sa vue a pu ainsi être remarquée de nous, car nous filions toujours à vive allure sur NÎMES. Quelle belle vue d'ensemble et les connaisseurs, nos amis, m'ont fait voir de loin les arènes dont on parle tant chez nous, c'est si antique paraît-il, on ne pouvait pas tout voir à la fois, tellement c'était beau.

    Nous sommes bien retenus un quart d'heure à manœuvrer, car à cet endroit on nous a changés de ligne et puis toujours en avant. Nous sommes passés à ROQUEMORE, petite station LARVOISE, peu conséquente, REMOULINS, à m'en croire, on avait déjà vu le plus beau pays. BOURG SAINT ANDRÉOL est aussi d'une petite importance. Seuls quantité de vignerons et vigneronnes nous saluaient de leurs chapeaux, quelques unes assez hardies nous envoyaient des raisins par la portière, elles faisaient leur possible afin de nous égayer du mieux. Nous voici au TEIL, une minute d'arrêt, les gentilles vigneronnes nous apportent des raisins à peine mûrs, des Arramonts que je n'ai pas pu refuser, mais n'ai pas mangé, tellement ils étaient serrans. En route pour POUSIN, LA VOULTE-SUR-RHÔNE, SAINT-PERY, GIVORS, toutes petites stations sans grande importance. Nous voici à LYON, les civils se découvraient pour nous montrer leur respect et semblaient nous dire : "nous avons confiance en vous." Toutes ces marques de sympathie, loin de nous amuser, m'émouvaient beaucoup, j'avais déjà le cœur gros. Enfin, en route pour DIJON. Là, les dames de la Croix Rouge nous donnèrent quantité de petits bouquets faits de fleurs naturelles, elles avaient mis le petit nom "Maria, Embrousine", n'importe, des noms différents, sur un bout de papier avec quatre ou cinq mots (par exemple) "bonne chance", "bon courage", "revenez bientôt". C'est avec ces chauds remerciements que nous démarrons une fois de plus ; chacun dans le wagon avouait ce que leur billet disait. Je voulais bien m'amuser comme mes amis, mais quelque chose m'étreignait à m'étouffer ; il y en avait beaucoup de sans souci, je comprenais bien cela, mais je pensais, déjà si loin de ta chère épouse et de tes bons parents. Alors, je me suis vu expatrié car maintenant le reste de la route m'était inconnu ; je me contenais du mieux possible et voilà que nous arrivons à IS-SUR-TILLE. Ce nom ne m'était pas inconnu, car de la gare de GRAULHET toutes les marchandises à destination de l'ALLEMAGNE, je les expédiais à cette gare là. Une belle gare de concentration où il ne manquait rien en matériel de guerre, munitions, canons, pain, viande, train sanitaire de la Croix Rouge, puis le train qu'on manœuvrait pour nous changer de ligne encore, c'était la troisième fois.

    Nous avons été voir un train qui arrivait, un train de marchandises, chargé en partie de fusils cassés, rouilles, de toutes sortes d'équipages militaires, des selles, enfin un peu de tout. Tout cela ne me disait rien de bon, on voyait parfois des fusils ou autres objets allemands, cela à la bonne heure. Ma curiosité me réservait un autre spectacle très émouvant. Sur la quatrième ligne un train sanitaire venait d'arriver et sans le demander, certainement de sur le front. Toujours voulant m'instruire, j'ai été passer la revue de ces wagons. En dehors, une grande Croix Rouge désignait bien que c'était un convoi pour transporter des blessés. Se trouvait au milieu du convoi des infirmiers qui allaient et venaient avec des récipients qu'ils venaient remplir à ce dit wagon où une puissante cuisinière fonctionnait de nuit et de jour, pour assurer le ravitaillement de ces pauvres malheureux. Il me restait à voir les blessés. Je profite qu'un infirmier ouvre une portière et donne un coup d'œil, je vois des brancards suspendus avec de puissants ressorts et superposés les uns sur les autres. J'en ai compté quatre sur quatre files, ce qui m'a donné seize brancards par wagon. Sur chaque brancard un homme étendu de tout son long ; ma visite a été brusque et mon retour de même, juste si j'ai pu entendre gémir un pauvre infirmier qui ne devait pas s'amuser ainsi dans cette position. Les uns avaient la tête enveloppée de gaze, les autres avaient perdu un bras, une jambe, un œil, un doigt, tous devaient certainement bien souffrir. Je vous assure que ce spectacle m'a laissé bien pensif ! ...

    Nous repartons tout de même car ce n'était pas encore là notre destination. L'officier qui conduisait le détachement nous intime l'ordre de laisser là tout notre équipement, ne prendre que le fusil. Nous le suivons, il nous amène un peu en arrière de notre wagon sur une plate-forme, il monte le premier, nous en faisons de même. Il nous explique le motif de notre changement de wagon, c'est, dit-il, en cas qu'un aéroplane allemand nous survole pour pouvoir lui tirer dessus. Et nous voilà à nous fatiguer les yeux pour voir si nous en apercevions un du temps que l'officier fouillait le ciel lui-même avec des jumelles. Nous voici arrivés à MERREIL, petite station, puis à MIRECOURT. Là par exemple, je commence à me dire : "nous ne sommes pas loin de notre point d'arrivée" ce qui a été vrai. Il faisait noir, c'était par une nuit douce que nous arrivons à AINVAUX. Vers minuit, le train arrive en gare sans siffler. Nous, excessivement fatigués de notre voyage, nous faisions notre petit sommeil sur la dure. Il faut dire aussi que nos wagons à bestiaux étaient aménagés avec des barres, que les ressorts n'étaient pas souples. Après nos trente heures de trajet, nous étions si vannés que le train s'est arrêté sans que personne ne s'en doute, c'était minuit.

    Tout à coup, la portière s'ouvre et quelqu'un nous dit d'une voix forte "mes enfants nous voilà arrivés". Je saute sur mes jambes et réfléchis un instant tout en écarquillant mes yeux à demi fermés encore. Je pense aux paroles de cet inconnu qui est venu se permettre de troubler ainsi notre repos. "Mes enfants" me dis-je, ces douces paroles sorties de Sa bouche certainement de l'officier qui avait l'habitude mauvaise de nous mener régimentairement, tiens me dis-je, il change vite de ton ce gaillard là. Pendant mes réflexions, mes camarades, tous debout, chacun se met en devoir de mettre le lourd équipement et de descendre. Le débarquement n'était pas difficile, on n'avait qu'à sauter à plain-pied, on se trouvait ainsi sur le quai, sorte de monticule. H faisait si sombre et réveillé ainsi en sursaut qu'on n'osait pas bouger. Nos petits besoins se faisant sentir, il fallait bien tout de même chercher un endroit un peu loin pour satisfaire ainsi sa petite commission. A peine arrivé à hauteur de la machine, qu'une sentinelle me crie : "halte-là, on ne passe pas

    Oh ! lui dis-je, je ne suis pas un espion, mais me répond : "vous comprenez, non loin d'ici, il y a deux obus allemands qui n'ont pas éclaté. C'est pour cette raison que nous empêchons d'aller voir" et puis il ajoute : "vous en verrez, ne vous en faites pas." Certes, je me serais bien passé de ce compliment, je le savais bien trop, hélas. Ce n'était pas le but que je voulais atteindre, poser culotte n'était pas une petite affaire. Je m'en retourne sur mes pas et descends droit devant moi en suivant un sentier très étroit mais que l'on distingue malgré la nuit. Là, je n'étais pas seul, il y avait d'autres camarades qui faisaient aussi leur commission. Comme je voulais aller un peu loin d'eux, je me suis trouvé en face d'un trou immense. Je regardais, mais avec la nuit, je ne pouvais pas distinguer comme il faut, j'obliquais un peu à gauche, sans quand même m'écarter, voilà qu'à force de roder, je trouvais ma place. Une fois satisfaction obtenue, je regarde toujours autour de moi, j'aperçois quelque chose de blanchâtre, je m'avance, voilà que je vois une croix avec une couronne de verdure, en tâtant, je peux distinguer cela car je n'allumais pas une allumette pour me rendre compte. La couche blanchâtre, me dis-je, sûrement que c'est de la chaux pour désinfecter. Je remonte pensif avec l'idée d'aller voir mon frère Joseph dans le wagon. Mais je ne puis donner suite à ma réflexion car l'officier nous intime l'ordre de rentrer à nouveau dans nos wagons respectifs en attendant que le petit jour se lève. Il était bien deux heures du matin.

    Enfin, c'est dans mes habitudes, j'exécute l'ordre donné. Je vous assure que j'ai trouvé le restant de la nuit bien long. Pendant que j'étais pensif, mes camarades ronflaient de bon cœur. Le petit jour s'amène, nous débarrassons le train et chacun à sa place, nous formons un faisceau de nos fusils et de sacs, et vite profitant d'un peu de liberté allons questionner des soldats du génie qui étaient là depuis quelques jours avec un train complet de matériel pour la construction d'un pont où bien d'autres choses qu'imposait leur métier.

    Je questionnais les employés de gare, tous se plaisaient à nous mettre au courant des événements passés ou actuels. Le canon gronde fort, c'est la première fois que je l'entends. Tous les fils téléphoniques sont coupés, beaucoup de maisons bombardées et rasées, voilà le tableau.

    Au fond du village, une importante usine, une immense construction sautait à mes yeux, on voyait qu'elle avait souffert de la mitraille. J'en demande l'explication. C'est, me dit-on, une briqueterie exploitée et appartenant aux allemands. Toujours avide d'apprendre, j'écoutais en silence. J'appris que les allemands venus jusqu'ici se sont retranchés à la sortie du village et avaient garni leur tuilerie, peut-être avant la déclaration de la guerre, de mitrailles et de canons revolvers. Donc cette immense construction a été vite transformée en forteresse pourvue de quantité de petites ouvertures ; c'est là, dans ces entrées que les boches ont braqué leurs nombreuses mitrailleuses attendant les français pour les faucher. Malheureusement, ce fut ainsi et voici pourquoi un régiment de tireurs et de coloniaux ayant brisé sans trop d'efforts la première ligne ennemie. Leur commandant leur dit : "nous allons profiter de leur défaite pour prendre le village. A l'assaut, en avant, à la baïonnette mes enfants." Mais lui ne bouge pas. Nos vaillants camarades allèrent droit devant eux où une mort certaine les attendait. Ce qui fut fait, pas un ne se sauva. Tous périrent misérablement sous la mitraille ennemie. Le commandant seul se sauva avec quelques hommes légèrement blessés, on fit une enquête qui aboutit au résultat qui suit.

    Le lâche officier marié avec une sœur du directeur de ladite usine et ce dernier officier du réseau allemand avait prémédité le coup, aussi ne rougit-il point à faire massacrer ces douze ou treize cents vaillants soldats, sans compter les coloniaux admirables de courage qui succombaient par suite de cette infâme trahison. Le fait reconnu par lui, cet horrible bandit lui valut d'être fusillé séance tenante.

    On nous rassemble de nouveau après nous avoir donné une boule de pain et deux boîtes de "singe", nous voici partis en silence en colonne, un derrière l'autre, en passant par le petit chantier que j'avais reconnu pendant la nuit. Alors j'ai bien vu ces énormes trous qui étaient faits par des boulets certainement de gros calibre, dans un des dits trous on avait paraît-il entassé quantité de ces malheureux turcs ou coloniaux. La terre ayant baissée, des territoriaux travaillaient encore à combler cette fosse. Nous marchons en silence, à tout moment on voyait des monticules de terre fraîchement remuée, je ne demandais plus alors, je devinais et me disais que le combat devait être dur par là. Le canon gronde au loin, il ne cesse pas une minute, que doit-il se passer au devant de nous. Nous voici arrivés dans un grand bois qui serait presque une forêt chez nous.

    Là, nous trouvions toujours des traces de terribles combats qui s'étaient déroulés ; arbres coupés, emplacements de foyers, haricots, viandes pourries, vestes, capotes, fusils, tout dénotait le passage de nos troupes ainsi que des boches ; on n'était pas en peine de se munir de n'importe quoi, il y avait un peu de tout semé par-ci par-là, ça faisait peine à voir. Midi arrive, et nous voilà toujours dans le bois, on commence à faire bouillir de l'eau, après avoir organisé une corvée et été la prendre à Tinveaux, village situé entre EPINAL et LUNEVILLE. je n'ai pas été parmi les volontaires, pour revenir au lieu de notre débarquement où était un puits.

    Enfin, voici le café et un potage condensé, tout notre repas. A trois heures un commandant d'état major arrive à fond de train nous avertir que le quinzième venant d'être relevé et passant bientôt sur une route au-dessus de nous, environ à deux kilomètres, il fallait mettre sac à dos et aller le rejoindre. En un clin d'œil, toute la petite troupe, nous étions dans les cinq cents, fut prête à se mettre en place, vraiment cette journée avait été languissante au milieu de ce bois. Nous voilà partis mais comme ladite route passait exactement au sommet d'une crête et pour ne pas être vulnérable à l'ennemi, on nous fit marcher : ligne de section et en arrivant un peu avant la crête, on nous fit coucher attendant que nos vaillants troupiers passent. Vers cinq heures du soir, nous voyons un bataillon déboucher, nous étions contents de revoir ou de rejoindre nos anciens camarades.

    Le restant du régiment débouche, nous suivons par derrière. Juste à l'arrière se trouvaient les (des) brancardiers et munitions. Je m'empresse de leur demander des nouvelles de Jean-Marie, on m'apprend qu'il n'était pas avec eux, mais versé dans une autre compagnie. Le régiment s'arrête, il faisait déjà nuit, nous les dépassons, arrivés en tête du régiment, on nous prend dix par dix, nous voilà déjà affectés chacun à sa compagnie. Mon cher Joseph n'étant pas à mes côtés, a été envoyé à une autre compagnie que la mienne. L'adjudant me demande mon nom, "BLATGÉ" lui dis-je, ne sachant même pas à qui je répondais tant il faisait obscur ; BLATGÉ ? où es-tu me crie quelqu'un, et bien je ne le sais pas beaucoup où je suis répondis-je, je suis ici tout de même. Cette voix s'approche de moi et (je) me trouve ainsi en face de mon cher LAVIT, mon ancien camarade des manœuvres. "Viens, me dit-il, tu tombes à pic, je vais te garder avec moi". Très heureux, lui dis-je, nous faisions un petit tour, mais ces pauvres guerriers faisaient peine à voir tellement ils étaient fatigués, avides de soif, de faim et surtout de repos.

    Nous repartons, à peine après avoir fait deux cents mètres, nous arrivons au village où nous devions cantonner, passer quelques jours au repos bien mérité pour eux qui arrivaient du front, il faut voir que nous en avons profité aussi. On nous met dans une grange pour passer la nuit et ainsi tous les jours ; moi je ne disais rien mais je la trouvais rude pour la première fois. LAVIT ne cessait de me dire en faisant la litière "pauvre BLATGÉ, nous sommes en noce ce soir, c'est une fortune que d'avoir de la paille pour coucher. Moi, je trouvais plutôt une infortune car je n'avais pas l'habitude de ce genre de vie, surtout de me coucher sans souper ; c'était la guerre. Je n'ai pas trop dormi cette nuit là, car tout le monde se plaisait à raconter leurs mille misères, ce qui me laissait bien pensif, aussi mon sommeil a été très agité. Il a plu pendant la nuit, je me figurais que l'abri n'était pas des plus salutaires, le toit étant en très mauvais état. LAVIT me disait : "jamais je n'ai été si bien qu'ici", moi j'en pensais le contraire surtout en me rappelant qu'il n'avait pas été toujours mon : camarade de nuit !...

    Enfin voici le grand jour, les cuisiniers levés un peu plus tôt avaient déjà préparé le jus, ils nous servent un café, qui n'était pas mauvais. Derrière la maison, un ruisseau, certes il n'y avait pas assez de place pour tous ceux qui se lavaient de si bon goût, ils faisaient pitié à voir, noirs de poussière, les joues creusées, les yeux enfoncés : ils n'avaient pas besoin de me dire s'ils avaient souffert, cela se devinait bien assez. Après le débarbouillage, beaucoup sont passés au lavage de leur linge, ce n'était pas sans besoin, moi je n'avais pas encore ce tracas. Je m'efforçais de retrouver mon frère, je ne savais pas encore à quelle compagnie il était affecté. J'ai rencontré les deux frères DURAND et mon cher Jean-Marie, tous les trois m'ont embrassé comme des frères, ce sentiment de sympathie m'a serré le cœur et eux aussi. En me faisant leur récit et en abrégeant le plus possible, parfois leurs yeux se mouillaient. Voici Joseph mon cher frère qui s'amène et me dit : "Je suis avec les deux DURAND, il faut se débrouiller pour que tu puisses venir avec nous". Ce qui fut dit, fut fait, nous allons trouver leur capitaine, il nous promit de s'en occuper, mais ne fit réellement rien pour nous et chacun fûmes obligés de garder nos places. LAVIT ne voulait pas non plus où du moins ne m'encourageait pas du tout à être avec mon frère, côte à côte comme les autres frères car il me dit figure-toi qu'un obus tombe et vous prenne tous les deux, il n'en reste plus ; au lieu que séparés un peut manquer, et tu peux avoir la chance de rester. A ce moment là, je me donnais de tous les côtés et approuvais toujours le dernier car je tenais beaucoup à ne pas me séparer de Joseph. Ce fut lorsque je vis qu'il n'y avait plus rien à faire que je donnais raison à LAVIT et lui dis : "je vais rester avec toi". Le bruit court qu'il y a dans le village un boulanger, je m'empresse d'aller acheter un pain de deux kilos, juste mon emplette faite, je trouve DURAND qui me dit : "je viens moi aussi de chez le boulanger, figure-toi on vient de consigner la boutique, il n'y a presque plus de farine et les habitants se sont plaints au colonel que les soldats allaient sortir le pain du four, ce qui était vrai, alors eux (les civils) n'avaient rien à se mettre sous la dent. Le quartier est consigné, rentrons vite à cause des patrouilles". Il me disait vrai car je me suis rendu compte qu'à la porte de la boulangerie il y avait une sentinelle baïonnette au canon. C'est que ça barde par là me dis-je, enfin, nous rentrons et comme j'ai vu qu'un si joli pain si doré et si tendre attirait beaucoup l'attention des DURAND, je le leur ai cédé en leur disant, vous en ferez part à Joseph. La journée fut fort belle, le canon tonnait toujours.

    L'après-midi en sortant derrière la maison, il y avait un pré, à vrai dire la campagne, beaucoup se mettaient sous les arbres, couchés sur la capote et semblaient réfléchir tout en se reposant, d'autres s'en allaient au bois cueillir de la chicorée sauvage pour se préparer une salade pour le soir, d'autres prenaient des pommes sur les arbres ; les sales habitants ne pouvaient pas nous sentir, signalant à nouveau au colonel que ses hommes dévastaient la campagne. Vers les trois heures, tous rappliquent de leur promenade champêtre en disant que les gendarmes en avaient piqué sur les pommiers, ils n'étaient pas à leur dernière aventure, tandis qu'on allumait le feu derrière le jardin, d'autres allaient prendre une marmite et les voilà à secouer les pruniers qui n'étaient pas rares dans ce pays et à cueillir des prunes et vite de les faire confites dans la gamelle avec des pommes dedans, ils ajoutaient un peu de sucre de réserve, voilà d'excellentes confitures. Les premiers eurent assez de veine dans leur découverte, ils étaient si contents qu'ils sautaient en pensant qu'avec cela ils n'allaient plus serrer la ceinture. Mais plaintes sur plaintes, une fois pour les fruits, une autre fois pour le bois, les chefs défendirent de faire des confitures.

    Le lendemain, on continua comme d'habitude malgré qu'au rapport, on nous ait défendu d'allumer du feu à l'extérieur à cause des aéroplanes. Mais les seconds employèrent mal leur temps car les confitures presque finies, un officier passe, et vlan un coup de pied dans la marmite et le tout versé dans l'herbe et vlan à la seconde celle-ci, comme par enchantement, c'était bien nos souhaits les plus sincères, la marmite se renversa en partie sur les souliers du supérieur, il partit en grommelant en disant : "je vous enseignerai à exécuter mes ordres", toujours est-il que ses grognements en prirent plus que pour leur grade.

    Un instant après la colère avait fait place à la gaieté, tous se réjouissaient de ce bel exploit, mais personne n'osa plus recommencer, soit disant que ça donnait la colique, cela fait que tous dont l'envie les étreignait encore, furent tout de même contents de ne pas en avoir goûté et tout le monde était gai. Vers quatre heures du soir, un ronflement se fait entendre et ordre fut donné de rentrer immédiatement, on n'était jamais tranquille, une fois les aéros, une fois les gendarmes, une fois les patrouilles, une autre fois les officiers qui étaient tous mal vus des habitants, mal couchés, ça allait bien mal comme début. Je ne savais où donner ma tête, le propriétaire où nous étions se disant coiffeur établi, un salon qu'on pourrait appeler dernier style car à moins d'être dehors, c'était tout. Il nous rasait très mal, pour mon compte, je ne lui sacrifiais pas ma figure ; avec une paire de lunettes, il taillait les cheveux : on n'aurait pas été en peine de monter au ciel, avec la même savonnade, il en rasait bien en quinzaine, il devait croire que son travail devait être précieux car il faisait largement payer. Pendant ce temps, il allait et venait dans le jardin pour s'assurer si personne ne lui prenait ni salade, ni choux, le vieux au salon, la vieille sorcière au guet. Les vaches criaient la faim, pourtant une fois qu'elle vit que presque tous étions couchés, elle n'oublia pas de les traire.

    Le lendemain, je lui achetais un litre de lait que nous mélangions dans le café, je m'aperçus qu'elle avait du jambon fumé, je lui demande de m'en vendre un bout, elle me dit méchamment : "j'en ai pas", comme le commandant n'était pas des plus timides, je lui dis "et dans votre cheminée qu'est-ce que vous avez donc là-haut suspendu ?". Elle me dit "ils ne sont pas encore entamés". Le mari se trouvant à ce moment là, ils eurent une conversation, bien courte d'ailleurs, et où je ne compris rien du tout, je compris tout de même qu'ils étaient contents de rentrer de l'argent

    et se décidèrent de m'en céder un, d'ailleurs le plus petit, il me coûta cent sous, il faut ajouter que ne voulant pas y perdre où bien se mettre dans le sac, ils me le pesèrent minutieusement, vraiment ça valait bien deux francs cinquante. Le même jour, on apprend qu'ils avaient des cochons de lait, presque petits car ils en faisaient l'élevage. On le supplia de nous en vendre un, ils ne demandaient pas mieux que d'entasser de l'argent ; le voilà dans son ancien métier, le temps d'en prendre un, le coucher à terre, le serrer avec ses genoux, du temps que sa main tremblante armée d'un coutelas, enfonçait l'arme dans le cou de la pauvre bête, ce ne fut l'instant que de quelques minutes. Après l'avoir rasé, ce qu'il fit assez bien (c'est sûrement par là qu'il a appris à raser), voilà la petite bête vidée et coupée en morceaux. Chacun en prenait une assez grande quantité, qu'il n'y en eut pas pour tout le monde ; mais ne se décourageant point, il fut obligé de renouveler cinq fois en stock, donc cinq pauvres bêtes périrent le même jour. Il nous faisait payer cette viande qui n'était encore que du lait, un franc cinquante le kilo. La nuit venue, nous nous recouchons, la canonnade fut très vite cette nuit là, un coup n'attendait pas l'autre.

    Le lendemain, on apprit qu'il y avait du vin dans la cave, on a supplié pour qu'on nous en vende, mais pas à moins de trois francs la bouteille champenoise et encore le propriétaire où était Joseph et DURAND cantonnés leur a répondu "du vin j'en ai pour les allemands, mais non pour les français", vous pensez si on lui a vite confectionné un costume ; chaque fois qu'il avait le malheur de sortir, il recevait des huées et des noms plus ou moins qualificatifs dont nous nous servons chez nous pour désigner certains quadrupèdes. Le soir on m'a invité à boire du vin de cette dite cave, ça m'a un peu étonné, après avoir pris quelques renseignements, ce bonhomme n'avait pas eu de la chance, ces hypothèses devaient bien se payer, aussi le vin n'avait pas coûté trois francs, la peine d'en faire une simple soustraction.

    CLAYÈRE était le nom du village, il n'était pas bien grand et pas du tout approvisionné, on n'y trouvait rien du tout, ni tabac, ni épicerie. Nous, récemment arrivés, avions encore quelques réserves, mais ceux qui arrivaient des tranchées, ils venaient d'y passer cinq ou six jours, étaient démunis de tout, jusqu'au linge, c'est ainsi qu'ayant deux chemises, j'en ai donné une à LAVIT qui a été très heureux car il n'avait plus que la sale qu'il portait depuis déjà longtemps, privé depuis quelques jours des nécessités que demandent la passion d'un fumeur. Mes amis m'ont avoué qu'il leur restait encore un peu de tabac au fond de leurs proches, ils n'avaient rien pour l'entortiller, ils employaient toutes les lettres des leurs, afin de faire du papier à cigarettes. A défaut de ce papier, ils fumaient paraît-il les cartes postales, aussi ils étaient très économes du papier et parfois nous leur en donnions du nôtre, alors, le véritable papier fin, ils se cachaient pour rouler ainsi la cigarette, nous recommandant au moins de ne pas le faire voir, nous disaient-ils. Moi qui n'en avais été privé, je trouvais cela bien drôle. Certains ayant déniché un vilebrequin au bonhomme de la maison, étaient entrain de creuser un bout de bois, ils n'en faisaient pas le choix, n'importe lequel leur allait bien, puis avec une scie, ils le coupaient et les voilà chacun entrain de dessiner ce rondin avec leur couteau puis ils creusaient un trou dans une petite branche, bien souvent ils faisaient avec un fil rougi et voilà que chacun avait une pipe qu'on peut dire à prix réduit. La question était de la culotter, mais après cette opération, il y avait encore une privation inattendue, c'est que sous peu, ils n'avaient plus de tabac pour y mettre dedans.

    La question du repos s'étant passé du temps que je préparais une salade dans la gamelle, mon ami MALET s'étant mis en devoir de faire la viande de cochon, nous avons eu une large part pour chacun, même à vrai dire double ration ; il n'était pas trop cuit, aussi pour mon compte, je n'ai rien ressenti, mais les deux camarades en ont fait une belle indigestion qu'un des deux a été évacué, il avait quarante degrés de fièvre et MALET a été malade huit jours, c'est qu'eux avaient l'estomac ruiné et mangeaient si vite qu'ils ne purent plus y tenir, cela m'amusait tout de même.

    Le pays était assez cultivé, les habitants se servaient d'outils assez compliqués à peu près comme chez nous. Non loin de là, un forgeron assez bien outillé où travaillaient les maréchaux à ferrer les chevaux du régiment, il y avait même des charrons, tous militaires, qui arrangeaient nos voitures. La récolte de blé avait été assez importante et abondante, dans les potagers on trouvait des choux raves, des carottes... un peu de tout. Leur principal commerce consistait à l'élevage des brebis, on remarquait de beaux troupeaux, puis beaucoup de vaches laitières qui produisaient quantité de beurre. Notre attention s'est portée sur des ruches et j'ai pu en déguster leur délicieux miel.

    Les maisons n'avaient rien d'extraordinaire par rapport aux nôtres, à part de grandes caves en dessous où ils entassaient quantité de provisions. En 1870, le village fut occupé par les boches, alors les habitants s'y réfugiaient dedans lors des bombardements, c'est ce que nous racontait le bon vieux. J'ai appris qu'un berger de cette localité avait essayé d'emmener un troupeau de moutons pour ravitailler les allemands ; heureusement, il fut arrêté à temps et fut fusillé immédiatement. Un autre, non loin de là allait toujours garder son troupeau sur le haut d'une crête. On y avait remarqué une chèvre blanche comme la neige ; il était loin du village, mais n'était pas vu des sentinelles allemandes. Or, un jour paraît-il, nos braves soldats ont été se reposer au village qui est non loin de CLAYERE plus en avant du front. Quelques uns remarquèrent la veille que la chèvre n'était pas parmi le troupeau, depuis on tint le berger sous surveillance et ce fut chaque fois que la chèvre n'était pas avec le troupeau que les français occupaient le village et de ce fait ils n'avaient à tirer à coup sûr.

    Un million de trahisons sont effectuées au commencement, trop pour pouvoir les inscrire. En Alsace et en Lorraine, les habitants à notre passage faisaient des signaux avec des lampes électriques, ils installaient des ampoules de diverses couleurs sur les toits, faisaient passer le fil avec le courant dans la cheminée et dans les caves ; ils annonçaient notre passage et voilà les obus qui pleuvaient de tous les côtés. Comme tout a une fin, on finit par en découvrir quelques uns qui furent punis de leur témérité. On en fusilla une quantité ; voyez où allait leur audace. Deux civils tiraient sur nos cavaliers à leur passage, c'était toujours en Alsace, on les prit, on les mit à genoux appuyés le dos à une muraille, c'était le père et le fils. Ils reçurent séance tenante deux balles en plein cœur. Les bois et les forêts étaient repérés avant la déclaration de la guerre, ainsi pour servir de base à l'artillerie boche, ils avaient choisi des arbres les plus hauts dans les forêts. Ils étaient taillés jusqu'à leur cime ou juste quatre ou cinq branches en qualité de rameau y restaient et d'autres complètement taillés étaient munis d'une grande croix en paille et mille autres signaux. Tout cela m'a été raconté pendant le repos à CLAYERE, je ne l'ai pas vu de mes propres yeux, car comme je l'ai dit précédemment, nous ne faisons que rejoindre le Quinzième Régiment et sommes ici que depuis quelques jours, c'est à la date du sept septembre. Le canon gronde fameusement, il pleut toute la journée, c'est dans la journée du huit septembre que nous avons quitté ce village pour revenir dans les tranchées, où plutôt dans ce bois où mes copains viennent de passer vingt jours, ça ne parait pas bien les faire sourire d'y revenir, disons qu'il y a de quoi y souffrir de la soif, parfois de la faim et que les cadavres ont empesté la forêt, ce qui la rend intenable.

    Tout cela ne me faisait pas trop plaisir, mais on y était alors du nombre. Comme je l'ai dit plus haut, il a plu toute la journée, nous avons passé la nuit encore assez loin du bois de l'ennemi ; on a confectionné en toute hâte un abri avec quelques branches, mais on n'a pas pu dormir étant trempés comme des canards, on était transis de froid, on n'a pu que manger un bout de pain et boire chacun son bidon d'eau. Le lendemain matin, les nouveaux arrivés ont été désignés pour aller à la corvée de l'eau, j'ai été du nombre avec un sergent comme guide. Nous voilà descendus dans la plaine à la recherche d'eau potable, nous avons fait cinq kilomètres pour aller dénicher une source où le bassin était démoli par un obus ; c'était à côté d'une ligne de chemin de fer, on voyait à certains endroits la voie enlevée et les rails brisés, certainement par un obus. Pour mon compte, je portais un sceau plein d'eau, j'ai beaucoup sué avec cela entre les doigts car le terrain détrempé par la pluie rendait notre marche très pénible, à chaque pas on trouvait trace des combats qui s'y étaient livrés. Dans un grand ruisseau, quantité de chevaux avec les pattes en l'air et pourtant un peu plus loin de là, je me disais, il y en aura bien qui boiront de cette eau.

    Sacs, vestes, képis, jambières, bottes, souliers, tout gisait par terre et quantité de trous d'obus, tout cela m'intéressait tout juste et donnait au terrain un spectacle sinistre, car de temps en temps, il fallait obliquer d'un côté où de l'autre pour ne pas passer sur un monticule, les respect des morts nous en empêchait. On voyait sur certains tas une faible croix faite avec deux branches et d'autres qui n'avaient rien, cela se devinait, c'était les boches qui dormaient là. Nous voici arrivés, je retrouvais mes copains, mais très fatigués, nous venions de tirer dix kilomètres à l'aller et au retour. Dans peu de temps, l'eau a été bue et voilà ainsi rafraîchi, comment on a passé la journée, on a travaillé dur pendant qu'il faisait jour afin d'améliorer notre abri, espérant que la nuit qui allait succéder se passerait mieux que la précédente ; il était défendu d'allumer du feu, donc la viande n'a pas été distribuée, encore moins le jus, alors ceinture, on avait tout de même du pain. La nuit tombante, la soif revenait, il n'y avait aucun volontaire pour aller en chercher.

    Enfin, on a réorganisé pour aller en chercher avec un autre sous-officier qui n'est revenu qu'à minuit, après avoir fait un chemin incroyable, dans une boue jusqu'aux genoux et s'être trompé de chemin et égaré, pendant cette nuit si sombre, ils s'étaient perdus, le sergent en pleurait de colère, cependant il le fallait bien, on ne pouvait pas tout de même crever de soif. Cette provision ne suffirait pas à nous désaltérer, aussi nous conservions une soif avide, ce qui nous empêchait de manger notre pain si dur et moisi. Cette nuit là, il a plu beaucoup, aussi nous étions simplement assoupis, un bruit venait jusqu'à nous, on aurait dit que le bois s'arrachait en entier tellement que la canonnade était violente. A minuit, une terrible fusillade crépitait au loin, cela me faisait bien réfléchir.

    Les anciens n'étaient guère plus rassurés que moi, nous étions en réserve et on avait grande chance d'être rappelés de suite, ce qui ne fut pas d'ailleurs. Comme je ne pouvais pas dormir, gelé de froid tant j'étais mouillé, je sortis de mon abri car ça tombait plus que dehors et je vais me mettre appuyé à un chêne, je n'étais pas le

    seul, beaucoup de mes amis avaient fait pareil. Je ne vous exprime pas tout ce qui a passé dans ma pauvre tête pendant ma méditation solitaire. De temps en temps une lumière éclairait l'horizon, j'en demandais l'explication, ce fut des fusées lumineuses que lançaient à profusion les allemands pour leurs attaques de nuit ; vraiment ils savent faire la guerre me dis-je. Tout cela ne m'encourageait guère, véritablement, on a des jours décourageants. Voici que le matin au jour, c'était le neuf septembre, je fais une excursion dans le bois, quantité de chênes étaient coupés par un boulet, on aurait dit que la foudre les avait partagés, je m'assieds sur un qui était là, par terre, au milieu de ce vaste bois et un peu loin de mes amis, j'ai réfléchi une bonne heure, mais quoi penser, je pensais à mon cher Joseph qui, n'étant pas à mon bataillon, devait bien souffrir depuis que je l'avais quitté après l'avoir embrassé une fois, j'ai pensé à mon épouse qui pleurait là-bas mon sort, j'ai pensé à ma vieille maman, à mes beaux-parents si bons pour moi, j'ai pensé à tous, mon cœur était tendre, parfois je levais les yeux, je voyais quantité de nuages noirâtres qui, en passant, lâchaient une pluie dont les gouttes étaient des plus grosses ; je pensais, si je pouvais les interroger ces nuages-là, ils m'apporteraient beaucoup de nouvelles de ma femme, compagne que j'ai abandonnée. Tous ces présages ne pouvaient faire que m'obliger à verser quelques larmes et me voilà tranquille. Je reviens auprès de mes amis en rebroussant chemin, encore je trouve une croix, vraiment me dis-je, je vais réciter une petite prière et en réfléchissant à deux fois, je pus tout de même dire un "Pater" peut-être un jour ce sera ton tour de reposer ainsi en paix.

    Le onze, nous étions encore au même endroit, il ne pleuvait que la nuit et le jour il faisait si humide que je dois garder mes effets trempés, ce qui nous faisait grelotter surtout la nuit où on ne pouvait guère faire des mouvements pour se réchauffer. Le douze septembre, on nous annonce qu'une lutte s'est engagée avec des cavaliers et un chien. La lutte fut rude mais point dangereuse, ce chien avait été remarqué portant un papier blanc attaché à son collier, on ne pouvait jamais arriver à l'abattre malgré les coups de revolvers tirés sur lui, ce ne fut que d'un coup de sabre qu'on l'arrêta ; le papier avait disparu malgré les minutieuses recherches, on ne put le retrouver. Ce chien d'après sa plaque, aurait appartenu au maire de LUNEVILLE qui se trouve non loin d'ici ; il aurait été lancé pour porter des ordres aux allemands, sorte d'espionnage qui fut sévèrement puni, je crois même que ce lâche maire fut fusillé.

    A la nuit tombante, nous dûmes partir pour aller en première ligne, nous nous figurâmes beaucoup pour faire ce pauvre chemin, à tous moments nous trébuchions aux chevaux morts qu'on avait traîné sur le bord du chemin, ils empestaient l'air tant ils sentaient mauvais, parfois on trouvait une voiture renversée contenant des vivres. Le chemin défoncé par les obus et des trous pleins d'eau nous donnaient parfois une certaine méfiance ; de temps à autre, on en voyait qui s'enlisaient et les voilà par terre en riant tout de même, mais sans faire de bruit. Nous voici arrivés aux tranchées de troisième ligne, puis des deuxièmes. C'était des fossés très étroits et assez profonds remplis de soldats qui se reposaient et étaient tout de même prêts à secourir les camarades de première ligne si une attaque trop violente était survenue, lis dormaient tout équipés, le fusil à côté d'eux, ce tableau n'était pas fameux. Nous voici arrivés à la lisière du bois au pas de chat, sans tapage, sans un mot, sans respirer, même trop fort, sans se moucher, sans tousser trop fort, sans fumer.

    De suite arrivés, les amis qu'on allait remplacer partirent contents et nous nous trouvâmes seuls. Quelques balles sifflaient de temps en temps dans les arbres

    cela ne m'impressionnait nullement ; on nous mit à garder un chemin, nous étions cinq et un caporal, le reste était dirigé sur un autre point et en arrière de nous. L'officier qui commandait la compagnie, le lieutenant GRILLON vient passer les consignes au caporal en lui disant : "mettez vos hommes accroupis dans le fossé", il était à demi plein d'eau, on s'y mit tout de même, et dit, vous allez mettre deux hommes en avant au poste d'écoute, qui auront pour mission de tirer de temps en temps une cartouche et d'écouter si une attaque débouche ; il ne faut pas faire comme le régiment qui nous remplaça il y a huit jours, ils quittèrent leur poste et puis les boches vinrent et prirent tous les sacs et tout ce qui était resté, puis il fallut contre-attaquer, et on repris les mêmes positions. Ils eurent beaucoup de pertes, voilà ce qui arriva au cent-quarante-troisième régiment. Il nous dit, il faut rester là, tenir coûte que coûte, sans cela le premier qui recule "je lui brûle la cervelle", il sortit son revolver "oui je vous brûlerai la cervelle si vous abandonnez votre poste".

    Il nous quitta en disant "je compte sur vous mes enfants". Nous laissant seuls, le caporal et un homme de liaison allèrent reconnaître l'emplacement où devait s'installer ce dit officier au cas où il faudrait aller le prévenir pendant la nuit. Lui, à la bonne heure, il était bien en première ligne, mais dans une casba souterraine où les obus n'y pouvaient rien, il était en qualité de commandant de compagnie éloigné de ses hommes d'une distance de huit cents mètres, il n'avait pas besoin de trembler, aussi on ne le revit plus de toute la nuit. Lorsque le caporal fut revenu, il me prit avec lui, ayant auparavant installé ses deux hommes en postes d'écoute, et allons faire une patrouille, je me pensais en le suivant par derrière, mon fusil à la main, baïonnette au canon et mes huit cartouches dans le magasin, il ne fallait rien plus que cela pour m'entraîner que d'aller en patrouille. Je le suivais à un pas de distance, notre promenade de nuit s'accentua sur la gauche, au milieu de petits arbres et des joncs, sans parler de la boue ; on marchait, on écoutait, on ne put rien savoir et nous retournions à notre place, rejoindre nos amis. Pam... un coup de fusil se fit entendre à côté de nous, je tressaillis, c'était le premier que j'entendais... Pam... un deuxième, le caporal, un habitué déjà, nous dît : "ce sont les sentinelles qui tirent peut-être sur une patrouille ennemie. Nous sommes propres ! pensais-je en moi-même. Un moment après, nous apprenons par un homme de liaison qu'à droite de nous, il y a un grand bois et qu'à la lisière de ce bois, il y avait le quatre-vingt seizième et qu'une unité de ce régiment là avait aussi pour mission de garder ce passage dangereux, qui n'était pas possible que nous restions là car on se tirait dessus les uns aux autres. On en fit part à notre officier et nous reçûmes l'ordre d'aller avec notre compagnie plus en arrière et sur la lisière du bois, nous n'eûmes pas les premières places, mais elles étaient à peu près toutes pareilles.

    Au bord de ce bois, il y avait un fossé pas trop profond, nous nous mettions là, côte à côte avec mon camarade PÉLISSIER, c'était bien dix heures de la nuit. Il a commencé à pleuvoir, mais alors une trombe d'eau, on avait pas un fil de sec, elle dura bien quatre bonnes heures, le ruisseau se remplit dans une nuit obscure, où aller pour être mieux ? Nous étions accroupis sur le sac qui se remplissait d'eau, on était à l'abri des balles à cause du talus et puis c'était la consigne, il fallait rester là. Les balles sifflaient de temps en temps, puis sur le matin une forte canonnade, le sifflement des obus à travers ce bois ne m'intéressait guère, on ne pouvait pas bouger sans toucher aux arbres qui étaient autour de nous, sans cela l'eau qui s'écoulait sur les feuilles retombait de plus belle et les copains se fâchaient quelquefois à haute voix pendant qu'on les invitait à la fermer. A force de remuer

    sur mon sac, j'ai fini par enterrer ma gamelle qui se trouvait derrière mon sac et, mieux encore, je l'ai complètement aplatie.

    Chacun devant faire à son tour, je fus commandé par mon caporal à aller en avant de la lisière remplacer ceux qui avaient passé deux heures ainsi au poste d'écoute. J'arrive, ils me passent les consignes puis eux se débinent en me disant en conseil d'ami : "méfie-toi car les boches viennent jusqu'ici en se trainant par terre comme des chiens à quatre pattes, méfie-toi de ne pas te laisser surprendre."

    Me voilà seul, mon copain PÉLISSIER à vingt mètres de moi ; nous ne pouvions pas bouger, nous ne pouvions pas causer ensemble. Je regardais toujours devant moi, il me semblait qu'à tout moment je voyais bouger quelque chose. Je disais : "ces deux heures sont vraiment très longues", je grelottais de froid de ma place, accroupi, j'avais réussi par la chaleur de mon corps à réchauffer mes vêtements, mais là, debout, le froid m'avait repris et faisait claquer mes dents involontairement.

    Enfin mon tour d'être relevé arrive, je me blottis à nouveau le dos appuyé à celui de PÉLISSIER, comme nous faisions d'habitude pour nous réchauffer. Nous voilà jusqu'au matin, au petit jour où on nous apporte un travers de doigt de café au fond d'un quart, un bout de viande saignante et notre ration de pain que nous mangeons de suite afin de puiser de nouvelles forces. Après cela nous aménageons notre tranchée en profondeur et en largeur tout en ayant soin de mettre la terre sur le talus face à l'ennemi et à nous préserver de ses balles, car lorsqu'il y a une certaine épaisseur de terre, les balles ne traversent plus. Une fois après avoir puisé l'eau avec les gamelles, nous nous mettons en besogne de ramener cette terre marneuse. Quand j'eus fait un trou avec l'outil portatif ou petite pelle à main, j'ai trouvé de vieux étuis à cartouches tous rongés par le vert de gris, certainement ils n'étaient pas de cette époque-ci, mais pensais-je à mille huit cent soixante dix, nos anciens avaient combattu dans ces parages-là.

    Je continuais tout en faisant des réflexions et en pensant que comme début, ma première nuit n'était nullement enviable. La matinée s'annonce assez bien ; le soleil fait son apparition, il me semblait qu'il ne se levait plus du même côté que lorsque j'étais auprès de ma pauvre Juliette. Il eut vite fait le tour car les jours étaient bien raccourcis. De toute la matinée pas un coup de fusil, pas un coup de canon, nous étions vraiment tranquilles, moi qui m'attendais à plus que cela, ça m'étonnait beaucoup. Voilà que vers dix heures nous voyons des patrouilles qui sortaient du grand bois occupé par le quatre-vingt seizième et puis, compagnie par compagnie, tout le régiment déployé en losange marchait à travers la plaine ; car il faut dire que les boches occupaient cette partie de la plaine, vastes champs d'avoine ou de blé la plupart moissonnés et dont quelques dizaines de gerbes étaient restées en piles, sans cela le reste était éparpillé par-ci, par-là, car paraît-il les boches s'en munissaient d'un, chacun pour marcher en avant, mais cela n'empêchait pas nos balles de les coucher à terre. Ils se servaient des tas de gerbes appelés dizaines (car elles étaient entassées par dix), pour s'abriter en nombre et venir ainsi en quantité nous attaquer.

    Les balles traversaient facilement leurs abris, ils étaient tellement serrés derrière leurs abris que chaque balle bien dirigée tuait plusieurs boches, c'était un plaisir de les voir descendre, car le terrain était un peu en pente, car après les avoir bien visés à la lisière du bois ils tombaient, brisés par plusieurs balles, ils étaient plusieurs à viser le même homme. L'artillerie ne les épargnait pas non plus, installée derrière le bois. Je tiens cela de mes anciens, car pour mon compte je ne suis pas arrivé assez tôt pour assister à ce joli tableau. Tout le monde est satisfait d'assister à la marche en avant du quatre-vingt seizième.

    Nous nous demandons qu'est-ce qu'il se passe donc au devant de nous et tout en contemplant deux beaux lièvres qui battaient la charge, nous recevons nous aussi l'ordre de nous porter en avant ; nous voilà partis sac au dos, du patrouilleur au devant de nous et allons fouiller le terrain ; chaque compagnie suivait son secteur ne laissant pas un peu de terrain à surveiller et à visiter. Il vous aurait fallu voir s'il en sortait des pantalons rouges de ces immenses bois ; toutes les deuxièmes et troisièmes lignes ; les lignes de réserves en arrière ; c'était vraiment intéressant à voir par une belle journée de fin d'été. On s'attendait à voir quantité de boches morts, mais leur compagnons venaient chaque nuit les enterrer, car il n'en manquait pas paraît-il, aussi nous en avons vu quelques uns mais pas des masses.

    On a vu un cavalier français mort à côté de son cheval. La patrouille de notre flanc droit s'arrête et se couche, de suite un homme se détachant de cette dite patrouille au pas de gymnastique vint rendre compte au lieutenant ; nous arrivions juste sur la crête du terrain, il nous crie : "compagnie en tirailleurs, halte !" couchez-vous !. La patrouille a fait un bond en avant et voit un homme qui, d'après notre manœuvre, était descendu dans une tranchée boche et faisait signe avec un mouchoir. La patrouille a été jusqu'à lui et l'a emmené au lieutenant. Notre surprise qui avait été si grande auparavant diminua en voyant à qui nous avions à faire, c'était un misérable civil qui nous a raconté que les allemands étaient partis les derniers au petit jour, avaient ainsi quitté le village qui était devant nous à un kilomètre de distance,

    "Toute la nuit ils n'ont cessé de passer, artilleurs et tout ce qui s'en suit, ils avaient pris pour base d'évacuation la route qui traverse le village. Ils sont partis si vite qu'étant nous-mêmes les civils, depuis plusieurs jours appelés à aller enterrer les morts et faire les tranchées ; ils n'ont pas peut-être pensé de nous emmener avec eux où du moins, je m'étais caché le plus possible, nous dit-il. Notre vie était devenue impossible, pas un moment de repos, ils nous ont tout pris ces bandits ; et parfois pour faire notre soupe, il nous fallait des pommes de terre où autres choses que nous avions au jardin, ils nous y autorisaient rien qu'aux alentours des maisons encore pendant la nuit et deux hommes baïonnette au canon nous y accompagnaient. Sans cela j'aurais bien voulu m'échapper nous disait-il et il ajoutait que si le quartier général avait donné dur dans cette retraite, il y aurait eu beaucoup de sang. Il fallait y songer que les allemands battent ainsi en retraite si lâchement, ils nous expliqua qu'étant ainsi en liberté et ne craignant plus le joug allemand qui avait si longtemps pesé sur lui, il venait à nous les français, que nous pouvions marcher sans crainte sur leur retraite car ils étaient allés bien loin de là. "L'officier le félicita chaudement après avoir reçu ces renseignements, nous reprenions notre marche lente en avant.

    Nous avons traversé quantité de terrains marécageux où nos souliers se remplissaient volontiers d'eau. Personne ne se plaignait, on avait du courage car on marchait à l'avant. Bien au devant de nous, après cette vaste plaine, les grandes forêts apparaissaient de nouveau. Nous pensions que cela devait être là leurs nouvelles positions, nous fûmes rassurés de suite en voyant un escadron de cavalerie fouillant le bois dans tous les sens. Pas de doute, ils avaient sauté de nouveau la frontière et étaient allés chez eux nous attendre. Nous rejoignons une route assez grande et la suivons ; nous on marchait plus à l'avant, nous marchions sur notre gauche, droit sur LUNEVILLE qui était encore à une vingtaine de kilomètres, il y avait longtemps qu'on en parlait de LUNEVILLE mais tristement car cela rappelait à mes anciens beaucoup de choses tristes.

    Dans notre retraite d'ALSACE, nos troupes étant passées par la route de LUNEVILLE qui amène droit à la frontière, y étaient passées contentes, nos vaillants soldats étaient si gais de mettre pour la première fois le pied dans notre ancienne terre d'ALSACE dont on a encore mille souvenirs de Mille huit cent soixante dix, qu'en passant au poteau frontière, leur chef leur fit "porter l'arme" en signe d'adieux et même quelques uns se permirent de faire un court discours en s'adressant au poteau. C'était paraît-il émouvant et cela donnait du courage. Ils étaient loin de s'attendre à pareille réception si lâche fut-elle des Alsaciens-Lorrains qui auraient voulu nous faire tous zigouiller, ils ne pensaient pas non plus aux vaillants troupiers de battre si vite en retraite sans rencontrer un renfort qui vient à leur secours. C'est ainsi qu'ils reculaient sur l'ordre de leurs chefs, en retraite, on peut le dire, désordonnée et très pénible jusqu'à BAYON.

    Ils avaient avancé en Alsace de quarante kilomètres mais en reculant, ils reculèrent bien de quarante kilomètres dans le cœur de la France pour trouver un renfort indispensable. Nos soldats exténués de fatigue marchaient nuit et jour dans cette retraite faisant pas moins de quarante kilomètres par jour par une chaleur épouvantable, une soif dévorante et ne mangeant presque pas. A peine s'arrêtaient-ils qu'ils étaient endormis et au bout d'une heure, les allemands arrivaient au pas de charge, il fallait repartir de plus belle. Cette retraite sera un bien triste souvenir de ceux qui survivront à la guerre tant elle fut dure.

    Revenons à LUNEVILLE, nos troupes n'avaient pas encore franchi la frontière lors de cette retraite que sur un de ses flancs, les allemands occupaient et s'installaient dans cette ville du temps que sur la droite à ROSELIÈRE on se fortifiait. Trop tard hélas car nos soldats étaient mourants de fatigue et n'avaient presque plus rien pour se battre. Dans cette marche en arrière ils avaient tout laissé : les blessés, les voitures, les chevaux, les hommes ne pouvant pas suivre, les malades..., tout était tombé entre les mains des boches. Nos hommes, tellement la fatigue était grande, avaient laissé leur sac dans les fossés, leurs cartouches, parfois les plus fatigués, leur fusil. Lorsque nous avons rejoint le quinzième, c'est pourquoi j'ai donné la chemise à LAVIT et ainsi de suite et c'est pourquoi leur figure était si pâle et si maigre.

    Voilà comment se passait la guerre au commencement et fort heureux de notre vaillante artillerie qui retardait ainsi, en tournant quelques pièces vers l'ennemi, sa marche en avant. Ils avaient du courage alors car ils allaient à PARIS sans s'arrêter, ils sont encore bien loin. Nos braves artilleurs tiraient sur les boches à une faible portée ce qu'eux font, moins les attaques qu'eux font en rangs serrés et que nous faisons en tirailleurs à quelques pas d'intervalles. Tout ce qui dépasse les boches ce sont nos avions et notre artillerie, sans cela nous, pauvres fantassins, nous ne sommes plus que de la viande à canons.

    Mais reprenons notre récit. Nous étions sur la route et marchions toujours, il se faisait déjà tard et nous avions le ventre creux, il faisait beau tout de même, c'était trois heures de l'après-midi, le douze septembre. Nous arrivons à un château où il y avait de vastes constructions, on nous dit : "grande halte !". Les cuisiniers se débrouillent, ils nous font un bon café bien sucré, on respirait de nouveau car depuis qu'on n'était pas libre d'allumer du feu et boire ainsi le jus si tranquillement, que pour nous c'était une nouvelle vie. Nous devions rester là toute la nuit, après le café on nous a distribué deux pommes de terre bouillies à chacun, c'était la noce à tout casser. Nous avions de l'eau en abondance et tout autour du foyer chacun s'empressait d'allumer sa pipe, dernière fabrication personnelle, car véritablement si vous vous souvenez, elles n'étaient pas faites en bruyère. Mais ne retournons pas en arrière.

    Cette ferme avait été occupée par les allemands la veille, aussi on a trouvé de gros quartiers de viande toute fraîche encore, qu'ils avaient abandonnés et que nous n'avons pas touchée. Sous un vaste hangar il y avait une quinzaine de peaux de bœuf et une installation de boucherie. Enfin nous dit un civil qui était revenu ce même jour amenant une centaine de moutons avec lui, qu'une nuit que les observateurs à nous, s'apercevant que les boches venaient en grand nombre se reposer dans le château, ils y firent une canonnade vers minuit et ils pointèrent si bien leur canon longue portée qu'un obus à nous ne se perdit pas dans le champ : tous tombèrent sur cette grande et vaste habitation, mettant à la fois le feu et brisant tous les boches qui s'y trouvèrent ainsi à l'abri. Ils eurent de grandes pertes paraît-il, ils sortaient de partout, même des fenêtres de trois mètres, laissant mitrailleuses et même les morts qui brûlèrent avec les blessés. Tout fut réduit en cendres, seul il resta un peu plus loin de là, les écuries d'où la vaste grange était encore remplie de fourrage et de paille, ce qui nous permit de nous y reposer tranquillement toute la nuit, mais avant, avec cinq ou six copains, je fabriquais un potage en faisant bouillir de l'eau dans la marmite pour faire une soupe pressée. Pendant qu'on faisait du feu dessous moi, j'allais fouiller le jardin où je ne trouvais que de petits oignons.

    C'était une fortune, chacun se réjouit de mes trouvailles et nous en primes assez d'avance pour l'avenir.

    Le treize septembre fut une journée de repos, on se refit un peu l'estomac. Puis à la nuit tombante le neuvième d'artillerie qui était dans un grand pré et où je n'eus pas le bonheur de trouver mon cher Paul, ces hommes vinrent chercher du fourrage pour leurs chevaux. En entrant dans la grange il y eut un boche blessé légèrement, il n'y eut pas de doute, il se rendit et raconta à notre commandant que dans ce château leurs pertes avaient été énormes. Beaucoup d'hommes périrent, beaucoup de mitrailleurs qu'on avait installé sur le toit en furent les victimes. Dans une grande étable on trouva deux chevaux, deux belles bêtes qui étaient aussi blessées au pattes.

    On aurait pensé aller se coucher mais ce fut mon tour pour aller prendre les distributions ; nous étions trois et les voitures vinrent pas trop loin du château. Il pleuvait à torrent. Nous emportâmes le pain puis le café, le sel, le riz, le vin et l'eau de vie. J'étais à nouveau mouillé jusqu'aux os. Une fois la corvée terminée c'était minuit. Je m'endormis sur la paille ; il plut toute la nuit. Le bataillon de mon frère Joseph a couché dehors aux avant-postes. Ils n'y trouvèrent pas bon, ils n'avaient pas à craindre les boches, ils avaient reculé bien loin. A ce moment il fait froid ; pour se réchauffer certains fument la pipe.

    Le lendemain matin nous fûmes obligés d'aller relever le troisième bataillon. Nous marchâmes un kilomètre en trouvant toujours trace de vieux fusils allemands, sacs, bottes, et bien d'autres choses. Nous voici arrivés aux premières tranchées abandonnées par eux, on nous les fit aménager, nous travaillâmes dur croyant y passer la nuit comme nos prédécesseurs. A trois heures, on nous fit cesser cette besogne, on nous annonce que nous avions une petite marche vers LUNEVILLE. Nous partons. Nous avions rejoint rapidement les faubourgs puis une rivière où les boches avaient fait sauter le pont. Le génie l'avait très vite remplacé et nous passons donc sur un pont tout neuf. Les habitants nous saluèrent très chaleureusement, ils étaient contents de revoir des français ; assurément depuis quelques jours seulement les boches avaient quitté la ville après avoir fait toutes sortes de sauvageries et des choses qu'on ne pourrait même pas croire.

    Nous marchons à ce moment dans LUNEVILLE ; c'est une ville qu'on dirait TOULOUSE, assez grande et dotée de beaucoup d'usines, il faut dire que nous ne sommes pas passés au beau milieu de la ville, sans cela on aurait vu beaucoup plus d'attractions. De vastes usines métallurgiques et scieries apparaissent encore, beaucoup ont été détruites par le bombardement allemand ; nous voyons encore un autre pont démoli mais la gare n'a pas trop souffert. Beaucoup de maisons incendiées, beaucoup démolies ; pour cesser ce bombardement, la ville dut payer aux allemands de suite la somme de six cent mille francs en or pour empêcher que la ville ne fut complètement à feu et à sang. Paraît-il que les allemands étaient propriétaires des plus vastes exploitations. On s'aperçut à la mobilisation que nombreux étaient ces salés boches dans cette ville.

    Les soldats avant de l'évacuer prirent tout ce qu'ils purent, ils ne laissèrent aux habitants que trente balles de farine et puis épicerie et pharmacie, tout fut saccagé. Pendant leur occupation ils défendaient aux civils de sortir après cinq heures, les patrouilles à travers les rues étaient nombreuses et si par malheur un civil par la fenêtre les regardait marcher, ils prenaient cela pour une insulte et ils tiraient dessus. Un pauvre fantassin trouvé malade depuis longtemps chez ses parents fut fusillé ; les enfants et les vieillards subirent à peu près le même sort ; les filles et les femmes ne furent pas tuées mais durent subir aussi leur sort. Une pauvre femme de quatre-vingt ans fut déshabillée et envoyée promener dans la rue. Un coiffeur qui nous racontait cela avait rasé pendant deux jours les boches, sans manger et gardé militairement et puis on le prit pour lui faire creuser des tombes. Ce n'était pas son métier, mais il le fallait.

    Sur le haut de la cathédrale il y avait installé un poste d'observation, ils y avaient hissé des mitrailleuses. Nous marchions toujours et chacun se disait que la petite marche commençait déjà à se transformer en grande, nous étions bien fatigués. Nous faisons une pose un peu plus loin de cette ville ; elle n'était pas de trop car chacun, il faut le dire qu'il faisait nuit, se choisissait son siège. Ordinairement on ne quittait plus son sac et on se couchait sur le dos au milieu de la route. La pose fut courte et nous repartions. Sur notre route tous les platanes étaient coupés à un mètre cinquante de haut avec un passe-partout et couchés au milieu de la route. On ne pouvait pas passer. Le ravitaillement avait suivi une autre route, encore une barbarie de plus due aux boches.

     


    A deux heures du matin nous arrivons au village de VAL, non loin de la frontière. Nous trouvons un cantonnement assez confortable et un peu de paille, nous étions au grenier. Le village était assez beau bien qu'il eut souffert des bombardements. Les boches étaient partis depuis quatre jours, les habitants ne se sont pas trop plaints d'eux. Nous pûmes sortir le lendemain en cachette et aller acheter du tabac, mais il ne restait plus rien, les boches avaient tout pris ; chez l'épicier nous achetâmes trois bâtons de réglisse noire pour mettre dans le bidon ; la boutique était vide. C'est là que l'épicière m'a échangé un franc de monnaie boche ; il restait un peu d'étoffe de flanelle, nous en achetons pour faire des cravates. Voilà tout ce que nous pûmes acheter devant notre cantonnement.

    Il y avait un grand bassin, nous pûmes nous laver à notre aise. Un homme vint abreuver son cheval, il rouspéta comme nous mettions du savon dedans. Il dit que les boches étaient plus civilisés que nous, ils se lavaient dans un sceau. "Au diable les boches -nous lui crions- et vous aussi sale français, vous les aimez les allemands, voyou, espion...". On le fit partir de honte. Pourtant dans le village les civils nous estimaient assez et à leur seul regret n'avaient rien à nous donner.

    Il commence à faire froid, nous avons l'ordre d'aller construire des tranchées. C'est le quatorze au matin, il peut beaucoup. Après avoir mangé notre soupe, nous partons pour aller exécuter notre travail. Pendant qu'un bataillon garde la principale route et ne s'est pas reposé, une fois notre besogne finie nous étions trempés, avons mangé le rata et avons été remplacer le bataillon qui avait aussi besoin de repos. Nous avons été en avant-garde à deux kilomètres du village sur une grande route, nous avons passé une bien triste nuit sous une pluie torrentielle. Nous étions fatigués, fatalement la nuit étant trop longue, on se coucha dans le talus, mais toujours dans la boue. On n'était pas bien rassurés car on ne savait pas où les boches s'étaient retranchés. On attendait de minute en minute la visite d'une de leur patrouille ; pour dire qu'on faisait le sommeil du gendarme ; il faisait un froid de loup, c'était le quinze septembre, pourtant je trouve le moyen de tracer quelques lettres. C'est six heures du matin, cela me distrait un peu.

    Après avoir avalé un quart de café pas chaud que nos cuisiniers avaient apporté du village avec une bonne goûte de cognac, nous voilà réconfortés un peu ma foi. Il n'en faut pas tant que cela pour nous relever. Notre sac était toujours sur nos épaules, on ne l'avait pas quitté de toute la nuit. A sept heures nous revenons au village, nous étions contents. En arrivant une déception nous attendait : mon bataillon fut désigné pour aller reconnaître l'emplacement réel de l'ennemi. Ce n'était pas chose facile, l'ordre est là, il faut s'y résigner.

    Nous repartons de suite et nous voilà acheminés sur la route. Ma compagnie sur la route, une compagnie à gauche, une autre à droite et l'autre compagnie qui restait fut envoyée devant nous au centre et en tirailleurs ; déployés ainsi on ne risquait pas de subir trop de pertes. Les hussards étaient au devant de nous, pas bien loin. Nous marchions en colonne de compagnie et par quatre sur la route, tranquilles comme des rentiers. Nous avions fait sept kilomètres quand tout à coup un coup de canon, l'obus tombait non loin de nous à notre droite ; on plonge de suite dans les fossés de la route pleins d'eau et nous nous couchons à plat ventre, le sac sur la tête. Les obus tombaient sans cesse sur la route à notre droite, à notre gauche, nous avons passé une heure bien cruelle. Ce n'était qu'une pièce qui tirait : les boches avaient avancé cette pièce afin de nous surprendre et de nous retarder.


    Dans l'espace d'une heure on ne l'entendit plus, sûrement ils s'étaient repliés. Nous en profitons pour nous défiler dans un grand bois. Nous voilà partis dans le fossé, un à un, comme des lapins et vite, d'un galop, dans le bois. C'était pénible de galoper avec le sac, mais peu importe lorsqu'il s'agit de sauver sa vie rien n'est impossible. Nous n'eûmes aucun blessé, tous répondirent présent. Le passage du petit sentier dans le bois, un par un, prenait assez de temps, on perdait assez facilement ses copains de vue ; ce qui nous arriva c'est qu'au beau milieu du bois, on se trouva sept ou huit tout seul. On ne savait quel côté du bois prendre pour rejoindre ainsi la colonne, on avait la frousse de tomber sur les allemands car on avait marché un long moment dans le bois et on n'entendait personne. Nous prîmes un petit sentier, ce fut vraiment le bon car sous peu, nous retrouvâmes nos camarades blottis à une lisière de ce bois. Nous prenons nos places, à travers les arbres nous regardons la troisième compagnie en train de fouiller un village qui se trouve non loin de nous et que les boches venaient de quitter depuis quelques heures. Mon frère Joseph n'était pas avec moi car son bataillon n'avait par marché et je le savais ainsi à l'abri de tout danger.

    Nos vaillants hussards qui avaient été en reconnaissance revenaient poursuivis par des Uhlans, un revint sans son cheval car on le lui tua, un autre sans son képi. A la tombée de la nuit nous reçûmes l'ordre de rentrer à nouveau à notre ancien village où nous sommes arrivés juste pour souper. C'était pour moi mon baptême du feu car c'était le premier jour que les obus tombaient si près. Pendant ce temps les deux autres bataillons faisaient des tranchées à côté des nôtres que nous avions construites la veille, c'était le quinze septembre.

    Le lendemain matin, nous nous sommes trouvés avec Joseph, je lui racontais mes exploits tels que je les avais vécus. J'avais acheté de l'alcool de menthe à mon passage à LUNEVILLE, nous l'avons partagé ainsi que du papier à écrire et lui donnais une bille de réglisse, il était content, nous étions encore sans nouvelle. Le seize, nous sommes partis pour aller à la rencontre des boches, nous sommes passés à INVILLE, un joli village, à côté un canal qui longeait ce village, beaucoup de barques qui représentaient un grand commerce. Ville très industrielle, beaucoup de métallurgie, il y avait là le huitième et le génie ; puis nous passons à GREVIT ensuite nous avons traversé deux villages complètement rasés par l'artillerie boche. On devait avoir livré de grands combats car on y trouvait beaucoup d'effets militaires ensanglantés, beaucoup de tombes, de temps en temps des cadavres français.

    La route était bordée de pruniers et de pommiers, nous en avons mangé en quantité car nous avions une soif dévorante, nous étions extrêmement fatigués. Nous arrivons à SOMMERVILLIERS, joli village qui a à peine souffert, les allemands y sont passés tout de même et y ont commis les plus horribles cruautés dont voici un exemple. Le cimetière a été bombardé par eux, les croix avaient été renversées, même les morts ne reposaient plus en paix. C'était affreux. Tous les passants qui regardaient passer les allemands étaient assassinés, on leur tirait lâchement dessus à coup de fusils ; un fût tué à l'entrée du village, l'autre sur le pont. Malgré leur terreur, les habitants sont assez affables. Il y a un grand négociant en vin qui, depuis le départ des boches, s'est procuré un stock de vin et nous le vendait à cinquante centimes ; c'était la première fois qu'on en buvait à si bas prix. Nous sommes repartis le lendemain à six heures après avoir rempli nos bidons de vin.

    Nous voilà dans la direction de NANCY, nous sommes passés à DOMBASLE, joli patelin de cinq ou six mille habitants, doté de beaucoup d'usines et de hauts fourneaux ou fonderies, trains électriques et n'ayant pas trop souffert du joug allemand. Puis notre passage à ART-SUR-MEURTHE, ville industrielle, puis de là à JARVILLE où nous avons pour la première fois pu acheter des allumettes et du pain tendre, nos officiers nous empêchaient d'en acheter, ce qui valut quinze jours de prison à un de mes amis qui avait enfreint ces ordres. Un sergent et un caporal furent dégradés pour avoir quitté les rangs, la jalousie de nos officiers était sans borne. Pour eux ils se permettaient tout de même cette autorisation en envoyant leur ordonnance faire les provisions pour eux.

    Je souffrais beaucoup du mal au ventre, nous arrivons tout de même au cantonnement à DOMBARTHEMON situé sur une hauteur d'où nous voyons la ville de NANCY au complet, beau panorama à nos yeux, les casernes se distinguaient bien. Nous étions exténués de fatigue par une si longue marche forcée. En arrivant notre lieutenant GRILLON ne trouve rien de mieux que de nous consigner tout en installant une sentinelle sur la porte pendant que lui faisait le pacha, jouissant de sa liberté et s'installait dans sa chambre chez des particuliers, du temps que les copains des autres compagnies se désaltéraient à la brasserie ou faisaient mille provisions. Nous nous serrions la ceinture, c'était le règlement de notre lieutenant. Il fallait s'y conformer car il ne parlait que de nous faire passer un conseil de guerre ou de nous brûler la cervelle avec son revolver. Hélas il n'en n'avait pas besoin car l'avenir nous le dira.

    Nous avons besoin de nous laver la figure, à notre cantonnement il n'y a plus d'eau mais impossible de sortir. Nous sommes obligés de garder notre saleté. Nous nous contentons de nettoyer notre fusil, ça presse plus que notre santé. Notre officier nous a prédit une revue, à son point de vue, le fusil passe avant nous. La nuit tombe et nous passons une nuit complète de repos bien mérité. Il a plu toute la nuit, le lendemain matin le lieutenant GRILLON nous passe revue sur revue en nous disant que nous sommes une sale section et lorsque nous étions des plus propres, mais pour arriver à cette propreté, il avait fallu forcer la consigne de la sentinelle, sortir, traverser la rue où chez un civil nous y trouvions de l'eau. Cela nous valait bien de passer un conseil de guerre si on avait été surpris. Ce civil très bravement nous céda un peu de pain tendre et comme nous avions besoin de nous raser, il nous offrit son rasoir. Je m'en rasais avec peine car il ne coupait pas, cette opération n'était pas sans besoin car ma barbe me piquait beaucoup.

    Notre lieutenant pour nous punir nous changea le sergent LAVIT de section ; à partir de ce moment, je ne fus plus sous son commandement. Tout le monde se plaint de notre officier qui est beaucoup trop insolent pour que nous le respections. Loin de l'ennemi ils sont tous bons à nous rendre malheureux, sous les balles ils restent tous à l'arrière et je dis que des officiers de cette catégorie là, on devrait les mettre en avant de leurs hommes ; les obliger à marcher en avant sans quoi leur planter la baïonnette dans le dos au premier recul, ils ne seraient pas si fiers de leurs galons, ni ne feraient pas autant souffrir les hommes que la France leur met sous la main, car ceux-là sont de dignes enfants et patriotes. C'est vrai on ne demande qu'à défendre la patrie, nous ne demandons pas à être ainsi torturés par des hommes porteurs de deux ou trois galons. Heureusement que le bon dieu ne laisse rien d'impuni.

     Profitant d'un moment où notre officier était allé au bout de la rue, nous pouvons traverser la route et acheter une bouteille de bière, un litre qui nous coûtait trente centimes, c'était une bonne bière achetée ESSEY-LES-MONEY. Il y a longtemps qu'on nous avait fait verser les souliers de repos, là encore pour nous punir, notre lieutenant nous ordonna d'aller les reprendre à la voiture. Chacun de retrouver sa pointure et l'on se vit obligé de traîner ainsi ces lourds souliers sur le sac, sans qu'on puisse seulement les mettre. Le vrai mot c'est que nous étions bien malheureux d'avoir une si sale bête. D'après certains bruits on s'attend à embarquer à NANCY distant d'un kilomètre, pour cela un ordre nouveau, il fallut cirer le sac avec du cirage qu'on nous distribua, vous pensez si cela pouvait se digérer en temps de guerre, cirer des sacs ; que nos souliers devenaient bourrus et qu'un peu de cirage aurait bien conservé le cuir.

    Cela se passait le vingt et sommes encore au même cantonnement depuis trois jours. On s'approvisionnait du mieux que l'on pouvait, le vin blanc, car il n'y avait pas de vin rouge, nous coûtait quatre-vingt centimes le litre. Pendant ce temps mon ventre détraqué m'obligeait à sortir souvent et surtout la nuit, je ne dormais pas beaucoup, ma santé était très sujette à ces dérangements, je pus tout de même trouver à préparer une bonne salade et avec PÉLISSIER, mon copain, nous la mangeons, il est quatre heures trente, il pleut toujours. Le lendemain quelques hommes furent désignés pour aller assister à une exécution, à NANCY, au terrain de manœuvre, d'un hussard condamné à mort, par suite d'un jugement prononcé par le conseil de guerre, ce pauvre français fut fusillé par douze soldats, c'était un réserviste, père de famille ; son motif était le suivant : refus d'obéissance avec menaces, voyez si en temps de guerre il en faut peu. Pendant ce temps avec mon copain nous avons bien déjeuné, nous avions acheté soixante centimes de confiture de prunes toute fraîche, ce qui n'arrête pas ma diarrhée. Ici je reçus la première lettre de mon épouse, je me trouvais très heureux, quoique mon existence ne soit pas des plus brillante, une lettre fait oublier bien des choses. Le vingt tombait un dimanche, c'était un plaisir d'entendre les cloches, le curé nous poussa une visite, il nous invita à assister à la messe. Le lieutenant très dévot n'osa pas refuser ; il nous dit, après la revue, vous irez à la messe si vous le désirez. Donc ce fut ainsi fait, nous allons à la messe. Le curé nous fît un sermon qui me toucha profondément et mes yeux même se remplissaient, tout ce recueillement m'impressionna. On nous distribua du pain bénit que j'accompagnais d'un "pater" volontiers, pour le coup j'étais devenu dévot.

    A la sortie de cette messe nous allâmes dîner ; il fut assez copieux : haricots, sardines à l'huile, viande, confiture ; l'après-midi pour ne pas rester inactif, on nous amena au terrain de manœuvres ou nous empoignâmes une bonne suée, car notre officier ne nous ménagea point, on aurait bien fait sans cela, car nous étions assez entraînés. Nous avons entendu les gros canons du fort de TOUL gronder, nous songeons que par là le combat doit chauffer dur. Le lundi vingt et un, nous quittons à onze heures trente ce joli village et passons à SAINT-MAX ou je rencontrais mon frère Joseph qui me donna deux lettres qu'il avait reçu à ma place. Nous passons à NANCY, ville très propre, très vaste, trains électriques, joli canal, beaucoup d'usines métallurgiques et une vaste gare située au beau milieu de la ville; La traversée fut pénible car nous étions au pas cadencé ; la nuit tombait elle n'était pas seule car la pluie tombait aussi en quantité et très froide. Nous avons marché une bonne partie de la nuit sous la pluie, ce qui rendait notre marche harassante. Nous avons traversé un grand bois durant trois heures de temps, il faisait si noir qu'on s'écrasait le nez sur le sac du camarade de devant. Avec PÉLISSIER, nous marchions

    en nous tenant la main, sans cela on se perdait où on s'endormait, on risquait de tomber. Nous arrivons tout près d'un village, c'était deux heures du matin, on nous fit faire une pose dans un champ, on se raidissait de froid car nous étions mouillés comme des canards.

    Nous, la première compagnie, au lieu d'aller se coucher et se reposer un peu, nous fûmes de garde au parc de l'artillerie, je ne vous dis pas si le reste de la nuit fut rude, nous étions gelés comme des vers, fatigués, exténués.

    Le lendemain à six heures on nous porte un peu de café et le régiment repart, mais après quel repos ! Nous n'étions plus que des machines automatiques que nos faibles forces en articulaient même les jambes. Il fallait être rude où pour mieux dire, il vaudrait mieux être cent fois mort que d'être en vie. Nos fatigues ne devaient pas en rester là, malheureusement on avait encore beaucoup à faire. Ce jour, nous marchâmes beaucoup, nous étions entre NANCY et TOUL. Le terrain était assez cultivé, soit blé, avoine, betteraves. Nous arrivons près de la zone de combat, nous passons en réserve pendant quatre à cinq heures, nous en profitons pour nous reposer sur un penchant de terrain, le soleil nous réchauffe un peu et nous sèche ce que nous avions de mouillé. Ce soleil nous semble pour nous une nouvelle existence, depuis le temps que nous ne l'avions pas vu. La canonnade gronde et je me dis, c'est le précurseur d'un imminent combat ; les boches ne devaient pas être très loin. Nous repartons et marchons sur ABINVILLE, puis sommes passés à MANONCOURT, la pluie était revenue mais si dense, comme qui l'a donne avec une pelle ; nous marchons ainsi trois bonnes heures, c'était très fatigant et de nouveau, nous n'avions plus rien de sec et pas grand chose dans notre estomac. La fusillade crépite au loin, on distingue très bien les mitrailleuses. Vers trois heures, on nous arrête dans un champ, on nous fit coucher dans la boue pour que l'ennemi ne puisse pas nous voir, on était trempés et on se gelait, notre vie n'avait rien d'agréable.

    Non loin de nous se trouvait une balle de paille qui nous rendit bien service, nous allâmes en prendre malgré la défense de notre lieutenant, nous en bourrâmes ainsi les pantalons, de ce fait le pantalon n'avait plus de contact avec les jambes, on n'avait pas si froid, on en mit aussi dans les souliers. On usait de tous les moyens extérieurs et extrêmes et vous assure qu'en pareille occasion on devient ingénieux. Nous étions là on ne savait pas pour quelle durée et à la tombée de la nuit, nous nous mîmes bien l'un contre l'autre et nous nous endormîmes ; mais à peine assoupis, un ordre nous arrive vers les neuf heures que nous allons cantonner. Nous voilà sur la route, pendant la nuit des soldats partout, l'artillerie marchait au trot, quantité de régiments défilaient, je vous assure que pour ne pas se mélanger, c'était très difficile. Nous arrivons au village ou des soldats étaient là par milliers, nous n'étions pas sûr d'avoir un abri, ni de dormir tranquille car les boches n'étaient pas loin. Pour avoir de la place, on foutait dehors quantité d'artilleurs et nous pûmes prendre leur place ; ils rouspétaient mais c'était l'ordre de l'officier, il fallait céder le cantonnement aux fantassins, je les plaignais tout de même. Nous avons passé une nuit assez tranquille, le lendemain, le vingt-quatre, nous sommes repartis à cinq heures du matin, ce qui permit aux cuisiniers de choper huit jours de prison pour ne pas avoir fait cuire la viande pour nous le lendemain. A l'heure ou je vous écris, nous nous réjouissons d'un bon soleil, prédiction certaine de la pluie. J'ai tout de même bien déjeuné : pain, fromage, sardines à l'huile que nous avions achetés lors de notre passage à NANCY. La soif me dévore, je souhaite que bientôt nous trouvions de l'eau pour me désaltérer et pour garnir mon bidon. La canonnade et la fusillade sont vives, on dirait le tonnerre, certainement qu'étant en ce moment de réserve, on nous prépare un futur combat pour nous honorer de notre arrivée, car je sais déjà que les lignes de réserve sont exposées aussi bien au danger que les premières lignes, c'est bien ce qui nous arrive en ce moment.

    Dans notre marche en avant, nous sommes repérés par l'artillerie boche, non loin de nous, et pour préciser mieux encore, à quarante mètres de nous. Nous avons un parc d'artillerie ou quantité de chevaux alignés à une corde broutent le peu de paille restant de leur litière, quelques gardiens sont là, veillant à leurs soins, eux aussi ont été repérés et les obus qui ne pouvaient pas nous atteindre tombaient alors sur ce camp ou un artilleur fut réduit en miettes et plusieurs chevaux tués. On nous harcèle de coups de canons, les obus tombent sans cesse à nos côtés, je vous assure qu'il n'y a pas de traînards car ils tombent tantôt à l'avant, tantôt à l'arrière, ça commence à faire mauvaise figure. Nous traversons le village de TRAMBLECOURT ou il y a un chemin de fer à voie étroite, puis à travers champs, à travers les terres labourées et molles, cela pendant une vingtaine de kilomètres, on était éreintés ; pour ma part, ne voulant pas rester à l'arrière, j'en avais tant que je pouvais, on transpirait, les pantalons fumaient de sueur, on n'en pouvait plus, il fallait arriver coûte que coûte, malheur à celui qui restait à l'arrière, cela ne lui servait à rien, il fallait rejoindre en galopant, sous les menaces, des officiers revolver au poing, voilà comment sont menés les français. Nous traversons quantité de champs de betteraves, très fatigués, à peine on trébuchait que par vingtaine on se foutait par terre. Nous descendons au bas-fond ou un petit ruisseau large de quatre mètre partageait une immense prairie ; ce dit ruisseau avait tellement débordé que toute la prairie n'était qu'un lac où il fallait passer de force où de gré. Nous voici tous ensemble à patauger dans la flotte, une fois les souliers pleins d'eau, on y a été jusqu'aux genoux, nous voici en face du ruisseau, malheur, il faut le traverser et encore en vitesse car les obus nous suivent, il n'y a pas à réfléchir ni à sauter loin car de part et d'autre, on était obligé de s'y mettre jusqu'aux épaules, et nous voilà à la nage. Le sac sur le dos et le fusil en l'air pour ne pas le mouiller. Une fois remontés de l'autre côté du talus, on avait le plaisir de voir les camarades de derrière patauger aussi. Ce tableau était de courte durée car après il fallait galoper pour rattraper les autres qui avaient traversé les premiers. L'artillerie boche nous repérait si bien, que pour nous éloigner des obus, nous fûmes contraints à sauter encore deux fois ce ruisseau, ça finissait par être décourageant.

    Heureusement qu'il faisait une belle journée ensoleillée. Il fallait reprendre notre marche en avant en colonne de compagnie par section déployée, notre but était de gagner le village des QUATRE VENTS, mais pour faire cela, il fallait s'armer d'un courage sans borne, car il fallait marcher sur un terrain complètement plat ou les obus tombaient sans cesse. On était abandonné au destin et, redoublant nos petites forces, nous nous lançons pour franchir une distance de cinq cents mètres sous les yeux des allemands.

    Je ne puis décrire l'angoisse qui me rongeait en voyant ceux des autres compagnies, par exemple la huitième (mon ancienne compagnie d'activé), un boulet bomba au milieu d'une section, on ne voyait que des bras et des jambes sauter. Une dernière pensée à mon épouse et à mes parents, à ma pauvre mère fut l'objet d'une seconde, je me lançais ainsi à travers la vie et la mort, je rejoignis mon but avec ceux de ma section sans aucune perte, ni même dans la compagnie il n'y eut aucun blessé, c'était un miracle. A peine avons-nous rejoint les premières murailles du village qu'un obus vint s'abattre à cinq où six pas de nous, je me vis tout en feu, mais n'eus aucun mal. Je m'arrête et le temps de me lancer de nouveau ne fut qu'un mouvement et chacun se pressait, heureux de se retrouver derrière la muraille de l'église. Les obus tombant sur cet édifice nous obligent à repartir. Une fois après avoir réorganisé la compagnie et s'étant assuré des manquants, à ce moment là on ne songeait plus à ce maudit ruisseau que les obus faisaient parfois jaillir l'eau à quatre ou cinq mètres de hauteur. On nous annonça qu'il y avait des morts et des blessés à la troisième compagnie dont un qui avait eu les yeux brûlés par un obus éclatant à ses côtés ; c'est bien malheureux mais on commence à s'habituer à tout. Nous repartons de là et en entrant dans le village, nous avons essuyé un boulet qui est tombé entre ma deuxième section et la troisième distante de quelques mètres ; pas de mal, nous sommes bénis me dis-je, nous avons été quittes pour la peur.

    La nuit commençait à tomber, harassés de fatigue, on aurait dormi dans l'eau, un ordre nous arrive de prendre les avant-postes, c'est à dire de réserve où bien (de derrière) d'en arrière des lignes, passer aux premières, une fois en position, un deuxième ordre nous parvint de monter à l'assaut d'un village qu'on ne voyait pas tant il faisait noir et que les boches occupaient. Cela ne me souciait guère mais il fallait marcher et une fois avoir mis baïonnette au canon, nous partons pour exécuter cet ordre. Nous montons en silence dans le ravin et à neuf heures, notre premier bataillon avait investi le village sans trop de peine, sans un coup de fusil, les boches l'avaient quitté d'eux-mêmes. Nous rentrons dans ce village, on le fouille et il est à nous, nous étions contents, car grâce à cela nous allions encore dormir à l'abri, ce que nous fîmes. Notre cantonnement fut une grande maison bourgeoise saccagée par les boches, ce qui ne nous a pas empêché d'y bien dormir durant la nuit ou notre sommeil fut de plomb tant nous étions morts de fatigue. Nous avons quitté les souliers, vidé l'eau qui était encore restée, et en fermant les yeux, je songeais à mon pauvre frère Joseph qui était peut-être bien près de moi et ma dernière pensée en m'endormant était pour mon épouse si chère, que je savais à coup sûr ne plus revoir, car ce n'était là que nos débuts. La nuit fut douce, à peine si l'on entendait les sentinelles aux entrées du village échanger des coups de feu avec les sentinelles boches, cela ne me faisait rien pour mon repos. J'étais si bien sur la dure après avoir bu un quart de café bien chaud, en remplacement du bon souper d'autrefois, cela nous a réchauffé un peu, il en faut si peu à un soldat. Le village occupé maintenant par nous porte le nom de BLAMONT, abandonné par les civils et pillé par les boches. Le lendemain à cinq heures du matin, avant le jour, c'était vers les vingt-quatre où vingt-cinq, nous avons continué l'attaque, nous avons été sur la gauche du village en rampant dans les fossés de la grande route, nous étions en tirailleurs, nous y sommes restés toute la journée accroupis dans ces dits fossés sous la mitraille boche, on occupait les deux fossés et les obus tombaient un peu partout, principalement sur la route, couchant ainsi platanes, mais nous faisant plus de peur que de mal. C'est deux heures de l'après-midi, je me décide d'écrire une lettre à mon épouse, écrite sous la pluie de fer, mais rien n'arrête ma ferme volonté de donner signe de vie encore une fois et la mitraille ne m'arrête pas. La nuit venue, nous avons regagné notre ancien cantonnement dans le village, heureux de pouvoir coucher encore à l'abri, malgré que la journée ait été assez belle. Le lendemain, après une nuit assez calme, nous permit de nous remettre un peu de nos fatigues de l'avant veille.

    Nous reprîmes au petit jour les mêmes emplacements que la veille, dans les fossés de la route. La journée s'annonçait très mal car de très bon matin, nous avons souffert beaucoup des obus ennemis, faisant de grands vides à notre première compagnie. La mitraille nous faucha la troisième section au complet ; trois, blessés gravement et six morts, dont deux réservistes pères de famille, et la neuvième, c'était l'adjudant CAPLANE, la pire crapule du quinzième, pour lui nos souhaits antérieurs se sont réalisés, aussi les regrets en furent bien petits ; il n'en fut pas ainsi des autres pauvres malheureux. A la tombée de la nuit, on creusa un trou dans le fossé, on les y plaça tous les six et toute la compagnie rendit les honneurs à ces malheureux en s'arrêtant devant ce trou et en présentant les armes, ils furent salués pour la dernière fois. Pendant que nous allions occuper pour la troisième fois encore l'ancien cantonnement, la nuit on confectionna une croix en bois, on y traça les noms de ces six soldats glorieux et une couronne de verdure fut placée au-dessus de leurs têtes en signe de reconnaissance de leurs anciens camarades. C'était vraiment touchant et l'endroit était bien distinct car on avait mis sur cette terre fraîchement remuée les six képis du quinzième. Nous voici dans le cantonnement, pensifs de cette grande perte. On repartit après avoir mangé un peu, l'appétit n'allait pas, on alla creuser une tranchée bien en avant de la route, le restant de la nuit nous permit de nous reposer.

    Le lendemain au jour, nous avons occupé cette tranchée ; le canon gronde mais la mitraille n'abonde pas comme la veille. Les allemands ont reculé un peu après une vive fusillade. Nous quittons notre repaire et marchons sous le feu de l'artillerie, par section. Notre marche bien lente était très souvent arrêtée par une rafale d'obus, on se couchait aussitôt, empilés les uns sur les autres ; les obus nous tombaient plus que près, malheur si un mur nous était tombé dessus, on aurait été une vingtaine ou trentaine projetés en l'air. La chance ne permit pas cela aux boches, on repartit pour faire un bond en avant et de suite on se couchait, à peine si l'odeur de la poudre nous arrivait où les éclats d'obus venaient déchirer nos sacs, car nous mettions la tête cachée entre les jambes du voisin. On se pliait comme des serpents et voyant que les pointeurs boches n'étaient pas fameux, on rigolait dans cette position ; du temps que le sang nous montait à la tête, nous éblouissait et lorsque l'on se relevait pour faire encore un autre bond, la bobine nous tournait et ni les balles ni les obus ne nous arrêtaient, on était devenu fous, on n'avait peur de rien, on bravait le danger, on crânait la mort ; on rigolait quand même. La journée s'annonce belle, le soleil couronne notre sang-froid ; à la tombée de la nuit, nous rentrons à nouveau dans le village, toujours au même cantonnement.

    Nous n'avons même pas le temps de poser le sac qu'une dégelée d'obus tombe sur le village en avant et en arrière de notre "villa", dans le verger et enfin dans la cour où nous étions. On s'équipe rapidement et on déguerpit vivement sous cette pluie de fer ; ha ! malheur, ça sifflait, ça hurlait, ces obus chacun faisait leur son, chacun d'après leur importance, c'était les soixante-dix-sept qui équivalent nos soixante-quinze. Nous avons été obligés de nous abriter dans les tranchées, là on était bien à l'abri, mais pour dormir, la belle étoile ne valait pas notre ancien abri, et puis on était si gênés qu'on se servait mutuellement d'appui, en appuyant nos têtes les uns contre les autres on s'assoupissait, on se réveillait, on se rendormait à nouveau. Un obus troublait nos rêves, on fermait l'œil à nouveau, nous voilà ainsi jusqu'au petit jour. Du village, pour arriver aux tranchées, c'était le plus difficile sous les obus ; encore on pensait aux siens car on prétendait que la situation était critique. Ce que nous avons essuyé comme mitraille pendant ce court trajet, tout le monde commandait, véritable panique, désordre complet dû, non pas à nous, nous obéissions comme des agneaux, mais la deuxième et la troisième compagnie marchaient en désordre, ce qui devait avoir de graves conséquences ; on nous canarde de partout. On aurait dit un enfer, tout sautait, tout brûlait devant nous, le village quitté depuis quelques minutes était en feu, notre cantonnement réduit en cendres par les obus et par le feu. Ce n'est pas possible encore des espions par ici, ce n'est pas rare car les paysans des environs estimaient bien plus les boches que les français, ils ne s'en cachaient pas, ils nous le disaient eux-mêmes. Juste en arrivant à la tranchée, un "Shell" éclate au dessus de nous, illuminant l'entrée de notre gouffre, il n'y eut pas de mal, nous avons ainsi passé la nuit assez tranquilles, mais rongés par la terre froide.

    Le petit jour arrive, c'était le vingt six, le canon recommence à se faire entendre, les obus tombent non loin de nous, preuve qu'ils veulent nous atteindre ; hélas c'était bien matin, il nous tardait d'être à la nuit car la journée commencée de si bonne heure ne nous souriait guère. Ce qu'ils nous ont envoyé les boches comme mitraille, sans discontinuer, ah les bandits ! ils vont nous enterrer.

    Le soleil se couche et la canonnade devient plus intense à la nuit. On fit l'appel, malheureusement tous ceux du matin n'ont pas répondu présents car nous avons eu huit blessés grièvement et trois morts. Au milieu de l'obscurité à neuf heures de la nuit, le cent-vingt-deuxième est venu nous relever. Nous avons été à nouveau dans le village de jadis ou quelques rares maisons étaient encore debout. Nous montons sur la grange, il y avait du foin, pour cette ascension, on n'avait qu'une échelle, mauvais procédé me pensais-je, car si les boches nous surprenaient là, on n'aurait pas le temps de descendre et on se laisserait assassiner lâchement. Nous dormions donc la dessus du sommeil de gendarme car il n'aurait pas fallu qu'un obus tombe sur la toiture pour nous tuer en plein sommeil. En bas de chez nous, reposaient aussi des camarades, à côté d'eux un grand portail en fermait l'accès. Au beau milieu de la nuit, les artilleurs ayant attaché des chevaux devant la porte, un de ceux-ci coupa la corde et profitant que la porte était ouverte entra dans la grange pour certainement être à l'abri, ou bien l'odeur du foin l'y avait attiré ; n'empêche pas moins que ce quadrupède en marchant vers son but posa ses légères sandales sur la poitrine de quelqu'un. Un d'entre nous fut réveillé par cette ombre et certainement par son poids lourd, il se mit à hurler de tous ses poumons éveillant ainsi tous les copains. Plus il criait et plus ce pauvre cheval marchait sur les soldats qui, à leur tour, ne trouvaient pas cela très intéressant. Leurs appels troublèrent notre sommeil et réveillé en sursaut, je saute sur mon fusil qui était à mes côtés, croyant que c'était les boches qui arrivaient, on allume une chandelle, on évacue cette pauvre bête de notre dortoir. Nous en fûmes quittes pour une peur bleue ; le restant de la nuit se passa assez bien.

    A la pointe du jour, le vingt-sept, nous avons quitté notre cantonnement pour aller construire de nouvelles tranchées. Une fois cette besogne finie, il faut dire que chacun s'empresse de son mieux à avancer le travail espérant se faire un abri, mais ce ne fut pas pour nous, car à peine fini nous reçûmes l'ordre de nous porter à l'avant et renforcer une compagnie qui devait attaquer les tranchées boches. Nous avions devant nous une crête par où nous pouvions nous former et puis un terrain plat de un kilomètre à franchir sous les yeux des boches, les yeux à la bonne heure, ce n'était pas ce qui faisait battre nos cœurs mais c'était les mitrailleuses et l'artillerie que nous craignions. Nous nous lançons à l'aventure mais je ne dis pas ce que les boches nous ont envoyé comme obus. On passait entre ces projectiles comme l'on passe au milieu d'un essaim d'abeilles et qu'aucune ne vous pique, c'en fut de même pour nous, c'est ainsi que nous avons rejoint un petit bois, notre but indiqué avant de partir ; nous sommes restés dans ce bois, nous ne pouvions plus avancer, les obus nous fauchaient au fur et à mesure ; pour mon compte je me couchais à plat ventre et suis au pied d'un chêne avec la tête dans le tronc. Ce que les boches nous ont envoyé dans ce pauvre bois jusqu'à la nuit !

    A la nuit, on fit l'appel, nous avons eu de nombreux manquants. Le Lieutenant GRILLON qui nous commandait à la première compagnie fut tué avec son homme de liaison et d'autres dont les noms ne me reviennent pas. Beaucoup de blessés, mon copain PÉLISSIER et moi toujours bien portants, mais ce fut rude. A la nuit nous revenons à l'arrière, l'attaque avait échoué heureusement car on allait faire de nous une fricassée. Le quatre-vingt unième était monté comme nous la veille, le sol était jonché de cadavres, les mitrailleuses les avaient fauchés à leur départ, aussi ils ont étendu presque toute la compagnie, soit dans les cent cinquante soldats ; ils sont tous en tirailleurs côte à côte mais bien inoffensifs car tous sont morts, officiers et soldats tous sont restés sur place. Le soir en nous repliant, j'ai appris que le troisième bataillon du quinzième avait excessivement des pertes ; hélas c'est le bataillon de mon frère, je pleure comme un gosse. Ah pauvre frère sûrement je ne le verrai plus. J'ai assez de courage de penser que s'il n'est plus, mon sort sera bientôt semblable et espère le revoir plus haut ; que ces pensées font souffrir, je ne voudrais plus avoir de cœur en ces moments si tragiques ou la distance de la mort ne tient que par un fil bien mince. A cette heure, nous n'avons plus qu'un seul sous-lieutenant pour nous commander. Nous gagnons les avant-postes dans une tranchée à côté d'une route ; nous passons là toute la nuit, il fait froid ; mauvaise position que les abords d'une route pensais-je, car l'ennemi en a repéré la distance ce qui lui permettra de nous broyer là-dedans. La nuit fut longue d'un siècle, chacun son tour, on allait bien loin de là au poste d'écoute. Nous écoutions pour voir si les boches ne venaient pas, on les entendait parler, hurler ces barbares, leur ravitaillement s'entendait très bien. Non loin de là, un village tout en feu nous éclairait parfois d'un nuage de fumée blanche mélangée de paillettes de feu. Les boches devaient être contents de voir leurs œuvres profitables ; on entendait par moment le cri des vaches et des cochons surpris par le feu ; criant, répandant ainsi dans ce lugubre vallon leurs plaintes ; pauvres bêtes, elles allaient mourir misérablement. A savoir si de nombreux blessés ne s'étaient pas trouvés là au moment de l'incendie et s'ils ne périraient pas eux aussi de cette torture. Cette nuit fut pour moi très déchirante, dans la tranchée on était les uns sur les autres, on n'avait pas de place, nos membres raidis par la terre froide s'engourdissaient, pas moyen de changer de position tellement on était gênés, la mitraille crache de plus en plus.

    L'arrivée du petit jour mauvaise aubade, la journée aurait été assez belle sans cette pluie d'obus. A trois heures, l'ordre revient, le même qu'hier, il faut à tout prix revenir prendre pied au bois. Cela nous avait coûté de grandes pertes la veille, à savoir cette fois-ci, nous revenons à l'enfer et criblés d'obus nous avançons à grande peine en passant sur un terrain un peu bosselé, nos passages aux crêtes étaient salués par des centaines de projectiles, cela faisait du joli bruit, mais malheureusement trop d'effets. Nous avons regagné misérablement notre but à atteindre, mais ce que nous avons pris comme mitraille dans ce pauvre bois où j'étais seulement abrité par un talus d'une mince hauteur. Les arbres, des chênes se coupaient et tombaient avec fracas, nous sommes passés à un millimètre de la mort : merci, cela a suffi pour me garantir : combien sont-ils nombreux les obus qui sont tombés à trois ou quatre mètres de moi, heureusement que quelque chose me préservait. Jusqu'à la nuit, empestée par l'odeur de la poudre, je dormis d'un sommeil de plomb, rien n'empêchait mon somme, pas même la terre qui me tombait dessus par suite d'un obus de gros calibre. A la tombée de la nuit, mon copain me réveille et me dit : "nous partons", on avait pendant ce temps fait l'appel et je n'avais pas répondu présent vu que j'étais endormi. Quelques uns de mes amis s'inquiétaient déjà de moi, je devais ressusciter pour repartir rejoindre notre point de départ.

    Nous sommes revenus au village précédemment incendié pour trouver un abri pour passer la nuit, elle fut troublée par le sifflement des obus qui passaient au-dessus de nous. Ah malheur s'ils avaient trébuché en passant au-dessus de nous ; au milieu de la nuit il y eut une violente attaque. Tout craque, canons et fusillades pendant une heure, bon nous nous disons si cela continue il faudra aller renforcer encore ; ce sale métier on ne peut pas dormir une nuit tranquille. Le tout redevint calme, notre nuit se passa sans désagrément. Le matin arrive c'était le vingt-neuf, ordre nous est donné de rejoindre nos anciennes tranchées, nous sommes à nouveau de réserve, pauvre journée, quelle tristesse s'empare de moi, à genoux dans cette tombe, je fus obligé de tenir mon sac sur la tête pendant quatre à cinq heures, les obus tombaient partout, dessus, devant, à droite, à gauche tuant et blessant grand nombre de mes camarades, le vrai enfer, je crois que j'en deviendrai fou. On se regardait parfois dans les moments d'accalmie, nous avions la figure des morts, nous sentions plutôt à cadavre qu'à des hommes pleins de vie ; on disait, tu l'as vu mon vieux cet obus au bord de la tranchée ; l'autre disait tu as entendu si les éclats sifflaient ; l'autre un peu plus haut disait et là-bas celui qui est tombé sur la deuxième section, combien va être le nombre de blessés et de morts. La journée s'écoula sous un soleil superflu, mais ces heures en furent si angoissantes ; la nuit était revenue, on nous mit aux avant-postes, l'ennemi n'était pas loin de nous, la fatigue et le sommeil s'emparaient de nous, pourtant il fallait veiller. Je ne cause pas des repas que nous faisions, parfois on ne mangeait pas de quarante huit heures, parfois on grignotait du pain toute la journée, chacun était libre de sa musette à pain.

    Le lendemain au petit jour le soleil se lève à nouveau, le verra-t-on se coucher, je n'ose pas le croire. Vers neuf heures du matin, un aéroplane boche nous survole , nos artilleurs lui ont si bien tiré dessus qu'il descend en vitesse, malheureusement, il a pu regagner les lignes boches, tout à coup on croyait qu'il serait à nous, nous avons pris où du mieux fait reculer les ennemis, de ce fait les villages de SAINT-VERCENT et de SECHEPRE sont à nous. Pour la première fois, on nous distribua des boucliers pour nous a-t-on dit monter à l'assaut ça change de ton. Mourir pour mourir tant vaut aujourd'hui comme demain et sommes tous décidés à faire le sacrifice de notre vie ; ça n'en fut pas ainsi, on comprit que nous en avions assez fait pour le moment. A la tombée de la nuit, on nous fit remplacer et nous allons à l'arrière en réserve, toujours dans les tranchées ou l'eau s'infiltrait comme une source, nous sommes restés là toute la nuit avec les souliers pleins d'eau ; on souffrait si patiemment que je m'étonne moi-même. Avec nos deux fusils croisés, nous allons chercher des restes de paille que les chevaux avaient eu de reste et nous recouvrons notre tranchée avec cela, nous nous couchons côte à côte avec PÉLISSIER, la place n'est pas large, l'humidité de la nuit ne nous arrivera pas, notre miséreuse toiture nous en garantit. Nous causons longtemps doucement, nous parlons toujours de nos parents, moi de mon épouse, car lui n'est pas marié et nous voilà endormis. Toute la nuit, le canon a grondé, quelques obus tombaient non loin de nous sans nous faire mal, la nuit ne fut pas trop mauvaise. Le lendemain, au jour, on nous annonça qu'un détachement de trois cents hommes était arrivé à BLAMONT, il nous tardait de les voir rappliquer car il y avait assez de places vides pour les recevoir. On passe la journée tant bien que mal et vers neuf heures de la nuit, le cent-quarante-troisième vint nous relever. Nous quittons la tranchée, passons un village pour prendre ce dit détachement et filons toujours en arrière à une distance de dix kilomètres de la ligne de feu. Nous allions ressusciter, pour mieux dire nous reposer et reprendre du courage. La marche de cette nuit fut très longue, on dormait en marchant, ce qui fut pénible.

    Nous fûmes au village d'AUSSENVILLE pour passer deux jours d'un repos bien mérité. Ce joli village n'avait pas encore été bombardé donc on se croyait en toute sécurité, ce qui nous étreignait le plus c'est que les habitants qui étaient encore là nous regardaient de travers. La sympathie que nous attendions d'eux fut si petite qu'on se disputa avec quelques uns, nous les traitions de lâches, fainéants et de boches. Nous avons passé une bonne journée, seule une revue du sous-lieutenant commandant les compagnies. Le dîner fut assez copieux, nous avons eu du bouillon, bouilli, carottes en friture que nous avons apporté nous-mêmes des tranchées, le soir pommes de terre frites, café, eau de vie ; on nous a distribué un tricot en coton, j'ai trouvé un vieux sac que j'ai coupé en morceaux et en ai ficelé mes genoux, car j'y avais bien froid. Je suis désespéré de ne plus revoir mon frère Joseph, je pus trouver des connaissances qui me dirent qu'il était blessé à un talon, dans leurs affirmations, j'en fus heureux pour lui car il était certain d'avoir la vie sauve et non pas moi. On me dit que GASYLER avait écopé aussi, étant blessé aux bras et aux jambes.

    Le lendemain, il fallut songer à repartir pour les tranchées, on n'avait pas eu le temps de se raser, ni de laver notre linge. Malédiction de guerre, c'est le premier octobre que nous partons de jour pour aller occuper la lisière d'un bois, non loin d'une ligne de chemin de fer à voie étroite ; nous avons été bien tranquilles toute la journée, seules des tombes semées un peu partout étaient d'un aspect lamentable pour ne pas dire effrayant. Le soleil fut de la partie, notre bien être ne devant pas durer longtemps car à la tombée de la nuit, ordre nous fut donné d'occuper des tranchées de deuxième ligne, ça recommençait, misérable existence. Pour notre troisième journée, elle fut assez bonne et ensoleillée ; le soir à sept heures nous quittons cette position pour aller à flanc de coteau à une nouvelle tranchée.

    Nous avons passé une nuit assez tranquille pour repartir le cinq au matin, c'est, nous dit-on, dimanche, je ne suis pas bien fixé là-dessus, nous perdons parfois la notion des jours. Nous arrivons toujours dans ce maudit gouffre de tranchées. L'ennemi nous y vit arriver et commence à nous tirer dessus, des obus et des obus il en pleuvait, pendant qu'au fond de notre demeure, nous étions couchés dans l'eau ; à l'aide du sac je me préservais la tête des éclats d'obus, il est à peine huit heures du matin, je prévois une mauvaise journée. Malgré la quantité d'obus lancés, par bonheur nous n'avons pas eu grandes pertes. A la tombée de la nuit, nous fûmes appelés à relever le troisième bataillon qui se trouvait à côté du cimetière de SÉCHÈPRE ; notre relève se fit en silence sans trop de désavantages ; les boches ne sont qu'à trois cents mètres de nous, la nuit fut suivie d'une fusillade ininterrompue, il faisait un clair de lune splendide. En passant à côté du village, j'avais un sac de toile que je remplis de paille, je le mis dessous et dans ma tranchée j'avais ainsi un coussin. La journée qui suivit fut assez calme, mais si par malheur on faisait voir tant soi peu le haut du képi, c'était cent balles qui arrivaient sur nous. La journée fut consacrée à roupiller du temps que les autres veillaient. A la nuit, on nous apprit que toute la brigade était relevée, pour enfin aller prendre un grand repos. Vers neuf heures de la nuit, nous fûmes relevés, à travers la nuit nous voilà en route vers l'arrière. Nous avons marché toute la nuit avec grande fatigue, nos membres sont engourdis par cette froide terre. Nous voici arrivés à MENILLATOUR, tout près de TOUL. Nous avons fait une bonne popote, le pain seul cette fois nous manque et avec mon copain pour parer à ce désavantage, nous avons été dans un champ arracher deux pleines marmites de pommes de terre, les avons fait bouillir, nous en avons mangé une et gardé l'autre pour demain, il faut songer plus qu'au jour même. Le tout c'est quelles étaient bien bonnes et une fois le ventre plein, on pouvait voir venir. Comme dîner, nous avons soupe grasse, bouilli, café et nos patates si bonnes, ma foi on économisait le pain. Au village, nous avons pu acheter de l'huile et du vinaigre ; et j'ai acheté à une femme quatre sous de salade, nous avons préparé un quatrième plat exquis. A côté une section avait fait du riz, je complétais mon repas avec une copieuse portion qu'un copain me donna en cachette, me voilà content d'avoir pu remplir mon ventre depuis que je n'avais rien mangé de chaud, ça n'était pas de trop. En me baladant, j'ai dégoté trois gousses d'ail, une poignée d'échalotes et un morceau de radis, quelle salade appétissante pour ce soir ! rien que d'y penser il me tarde de souper. AURIOL m'a donné un morceau de pain de la troisième compagnie qui est cantonnée tout près de nous. Je suis heureux d'avoir pu trouver mes copains de l'active. Mon ancien camarade qui est cuisinier me dit "tu viendras boire le jus de temps en temps". Il fallait que je saute un petit mur et je retrouvais mon ancienne troisième compagnie d'activé. Là j'étais chez moi, café, sucre, cognac, pain grillé, tout allait bien, vraiment je me refais une santé. Après un bon souper, nous avons pu acheter un bidon de vin ; avec PÉLISSIER nous en buvons une bonne moitié, le reste pour demain, et oui toujours penser à demain. Nous voilà couchés dans la grange où nous avons la bonne fortune d'y trouver de la paille, j'ai dormi d'un sommeil bienheureux, qu'est ce que j'avais bien couché ! Le lendemain, nous avons bien déjeuné, bien dîné, bonne salade ; la veille j'avais fait laver deux chemises et un caleçon à une femme, nous nous sommes faits raser, tailler les cheveux, avons passé une revue et puis je suis allé prendre le café avec AURIOL, comme mon linge n'était pas trop sec, je l'ai étendu dans le jardin. En le gardant, j'ai trouvé une planche et ai tracé une lettre à ma chère et tendre épouse, je suis au soleil, il fait une journée splendide.

    Le lendemain matin, nous sommes partis pour aller embarquer à TOUL distant de vingt kilomètres, nous n'avons pas eu trop de pain, on nous a distribué que trois rations et une boîte de "singe" qui n'est que de la viande de bœuf en gelée, pour tout notre trajet, heureusement que nous avons encore de la salade et de quoi l'apprêter, il nous en reste encore pour deux fois, on en aurait emporté davantage mais c'est que c'est lourd à traîner. Nous embarquons pour où ? nous n'en savions rien, de tout le trajet nous n'avons pu rien acheter, on mangeait les vivres de réserve. Le matin, j'ai pu avoir mon demi bidon de vin rempli d'eau et mon copain un bidon d'eau, nous avons fait le trajet avec cela. Nous avons débarqué le lendemain à trois heures du matin sans savoir où nous étions, une petite station. Nous avons marché une dizaine de kilomètres et sommes arrivés à un village, un charmant petit village portant de nom de VALLÉE dans le département de l'AISNE. Nous avons fait le café en arrivant, il faisait jour. Nous avions un autre Lieutenant qui commandait notre compagnie ; celui-là avait d'assez bonnes dispositions et personne ne fut consigné de toute la journée. Le matin, nous allons voir les habitants s'ils avaient encore des poules, lapins, œufs où pain tendre pour nous approvisionner.

    Nous partons tous les deux, avec mon copain PÉLISSIER et avons acheté trois litres de vin à soixante centimes le litre, un litre d'eau de vie à quinze francs quatre-vingt dix et deux litres de bière excellente à quarante centimes. Les civils étaient heureux de nous donner ce qui leur restait, nous, nous étions contents. Beaucoup de femmes ont prêté leur concours pour la cuisine. Arrivés à une maison composée du père, de la mère et d'une fille de vingt cinq ans, y avons fait un copieux repas composé de café au lait sucré avec du miel, les pauvres gens n'avaient plus de sucre, nous avons saucé quantité et quantité de pain tendre que hélas n'avions pas revu depuis fort longtemps ; nous leur avons donné vingt cinq centimes chacun, ce n'était pas de trop car pour mon compte j'en avais avalé deux grands bols de demi litre ; ma foi on faisait l'avance. Puis nous leur avions acheté un lapin bien gros qu'ils nous ont fait cuire avec une sauce aux pommes de terre et oignons ; nous avons mis cela dans une marmite ficelée dans le sac, cela c'était pour le lendemain, le tout nous a coûté un franc cinquante. Que de bonnes gens ici et dévoués pour nous, j'aurais été bien lâche de leur faire des misères. Les Anglais étaient passés quelques jours avant nous, ils avaient été reçus avec le même enthousiasme.

    Non loin de là, nous nous sommes battus mais les boches n'ont pas eu l'honneur de souiller l'habitation de ces valeureux français ; plus loin j'ai acheté deux cents noix à cinquante centimes et un grand bol de miel à cinquante centimes également, avec mon copain, nous en avons rempli une fiole pour la réserve et avons mangé le reste non pas avec du pain car il se faisait rare, mais avec des pommes de terre que nous avons fait cuire à l'eau ; rien de meilleur que ce tubercule avec du miel. Au repos l'appétit n'était pas bien fameux, j'ai mangé tout de même des haricots excellents et le soir; nous avons eu une grosse ration de veau rôti que le Lieutenant nous avait acheté, il acheta le veau tout entier, deux soldats le tuèrent, on lui enleva la peau et voilà de la viande tendre et excellente, mieux que le singe des tranchées. DE BELMAS, sergent fourrier, en fit la distribution, c'est la noce, c'est la bombe, il nous restait de l'huile et du vinaigre de notre embarquement et le soir, nous l'avons fini en confectionnant une salade de pommes de terre. Vers quatre heures, après avoir soupé, nous recevons l'ordre de mettre sac au dos et quitter ce brave village pour ailer dix huit kilomètres plus loin. Nous partons avec beaucoup de regrets car on avait été très bien reçus. Avant de quitter ces braves gens, le Lieutenant nous réunit et nous fit un discours avec tous les habitants, il nous dit qu'il était heureux de voir notre digne conduite vis-à-vis des civils qui ne lui avait rien réclamé et partageait avec nous tous les remerciements à leur hospitalité si dévouée.

    Nous partons à la tombée de la nuit, accompagnés jusqu'au bout de la côte par des civils, nous quittant par des "mercis" et eux par des "bonne chance", ils avaient bien raison. La route fut dure et longue, jamais on ne voyait ce village ou nous devions nous arrêter et ce n'est qu'à trois heures qu'on nous cantonna dans une ferme, dite ferme de ROZIÈRE. Dans cette immense bâtisse nous étions cantonnés tout le bataillon, loin du village et rien à acheter, ma foi les réserves étaient devenues indispensables. On s'y repose quelques jours nourris tant bien que mai, parfois le sel nous faisait défaut, on n'avait plus de vin, enfin tout nous manquait. Un bois à côté de la maison me servait souvent de promenade, je revoyais encore mon épouse et mes pauvres parents. Un jour, je trouve un passage à lapin, avec du fil de fer, j'y tends un lacet et le lendemain, la pauvre bête était prise, j'étais content. Je le portais à la cuisine, on le prépara et mes amis en le dégustant partageaient mon plaisir de chasser ; LAVIT était content. Les matinées sont excessivement froides, tous les jours nous sommes embêtés, il faut aller faire du maniement d'armes où de l'école du soldat, pour nous les vieux ça change de goût et j'envisage cela du mauvais côté.

    Parfois la nuit à la distribution, le conducteur qui est un copain de l'active me fait passer une demi boule de pain, cela fait qu'on ne la crève pas trop, à la guerre chacun pour soi et Dieu pour tous. On nous fit la théorie des tranchées, la manière de les confectionner, cela ne m'intéresse pas du tout. Je me souviens du nom du patelin où nous sommes passés pour arriver à ROZIÈRES, c'est SOISSONS LE PETIT, GULEY, GRAND RAZOY, COURDOUS. Le treize, c'était notre troisième jour que nous passons à la ferme. Mon copain PÉLISSIER étant cuisinier, je me gonflais le ventre de café et de pain rôti, le quatorze c'était le quatrième jour, il a plu toute la journée moins ; les nuits ne sont pas très froides. La soupe laissait à désirer, on avait cuit du riz à l'eau, nous avions du sel dénaturé, comme celui dont on se sert pour mettre les peaux à GRAULHET, cette odeur de naphtaline n'était pas très appétissante et pour mieux dire, ça ne valait absolument rien. Avec mon ami, nous avions encore une boîte de viande de conserve que nous avons partagée, quelques noix, un peu de miel dans la fiole, un quart de café et nous voilà contents tout de même du temps que les autres faisaient ceinture. Le quatorze, à la nuit, nous recevons l'ordre de partir de suite pour ailer renforcer une brigade anglaise à côté de SOISSONS ; nous avons marché toute la nuit, nous avons fait des efforts surhumains, nous étions mourants de fatigue, nous sommes arrivés en traînant les ailes, mouillés jusqu'aux os car il a plus une bonne partie de la nuit. Après avoir endossé trente-cinq kilomètres, nous voici à BRENY ou nous sommes arrivés à huit heures du matin, chacun comme il a pu, mais moi toujours premier, quand ne serait-ce que pour me ravitailler. Ce village fort petit avait été pillé par les boches, il ne restait que des civils sans ressources, à vrai dire nous étions plus heureux qu'eux. Le temps de faire un peu de café et de faire bouillir des pommes de terre, de les manger en buvant un coup à la fontaine, sans nous reposer, nous repartons à trois heures le jour même, pour arriver enfin ou le besoin nous appelait. Que cette route fut pénible, nous avions les pieds gonflés de fatigue, il semblait que nous marchions sur des épingles tant ils nous faisaient mal, nous marchions en sautillant pour éviter ainsi la souffrance. La route fut longue car nous avions encore trente kilomètres à nous appuyer pour arriver sur le front au village de VENDRESSE en passant par BOURG CORDAIN, l'étape fut terrible, plus que terrible. La moitié du régiment est arrivé à destination, l'autre moitié était tombée dans les fossés exténués, n'en pouvant plus, ils tombaient comme des mouches. Moi, toujours premier arrivé, le capitaine CLARA nous avait perdu en route, nous avions fait la moitié du chemin au trot. Ah ?... nous étions frais pour ailer aux tranchées faire face aux boches. Nous montons sur la hauteur, allons en première ligne remplacer les anglais qui occupaient des tranchées confectionnées en première main par les boches et améliorées par eux les anglais, là c'était neuf heures du soir, j'y ai roupillé jusqu'au matin. J'étais en première ligne, mais n'empêche pas que j'ai bien dormi, les boches furent très gentils car ils nous laissèrent bien tranquilles à nous reposer.

    Le lendemain, au jour, la faim se fait sentir, le ravitaillement n'arrivait pas, nous n'eûmes comme repas qu'une boîte de singe et quatre biscuits. Toujours inlassable, profitant que Louis allait en arrière dans le bas-fond avec quatre hommes pour faire du café, je partis avec lui et loin, bien loin du village à quatre kilomètres, j'appris qu'il y avait un moulin ou l'on fabriquait du pain. Je pars et vais à la recherche du pain tendre du temps que Louis faisait préparer le jus. Je pars tout seul, j'aurais bien fait encore le double du chemin, car la question de remplir le ventre est une chose à prévoir J'arrivais enfin chez le boulanger, il me dit, je n'en ai plus, mais attendez une demi-heure il y a une fournée qui cuit, j'attends impatient, je fus le premier servi, j'en ai pris cinq pains et lui donne cinq francs ; ce n'était pas tout pour moi, je pensais à mes copains ; ce que j'ai pu souffrir pour porter ces pains, je me brûlais les doigts, je les ai attachés avec mes bretelles. Mes pains n'étaient pas assez cuits, ils se partageaient, aussi j'en ai fait plusieurs morceaux ; j'en avais mis des proches pleines ; mais il était si chaud que je ne savais où le mettre.

    En cours de route, j'en ai mis dans mon ventre, il sentait si bon, il était si tendre, j'en mangeais tellement qu'en passant au ruisseau il me fallut me désaltérer, je me disais il vaut mieux crever de cela que d'une balle boche, j'eus de la chance car les derniers n'en eurent pas du tout. A force de chemins je rejoignis LAVIT, je lui en donne un et un aux cuisiniers, pendant qu'ils se fouillaient pour me le payer, je buvais du café à pleins quarts, j'en ai bien bu quatre quarts, près d'un litre, me voilà content, nous revenons aux tranchées. Je me suis mis à ma place et lorsque mes camarades surent que j'avais du pain, beaucoup vinrent à la distribution. J'aurais voulu tous les contenter afin qu'ils soient tous heureux, je leur en donnais deux ou trois sous à chacun, il n'était pas salé ; le débit y était quand même et grâce à moi, beaucoup qui avaient serré la ceinture purent la desserrer d'un cran, ii n'y en eut pas pour les derniers.

    Pourtant ils avaient faim, pour les contenter je leur ai offert mes biscuits. Pour mon compte, je n'ai rien mangé de tout le reste de la journée, j'avais le ventre gonflé par cette mie non cuite. J'appris que le trente-troisième régiment qui était sur notre gauche avait été aperçu sur la route par l'artillerie boche où leurs fusils ; ils furent anéantis par les obus, quatre-vingt-seize soldats où officiers restèrent sur le carreau. Ne nous plaignons pas, nous avons été bien tranquilles. A la nuit vers dix heures, le cent-quarante-quatre nous a relevés, cela faisait vingt-quatre heures de tranchées, c'était pour cela que nous avions fait en un jour et demi soixante-cinq kilomètres et rendu malade un quart du régiment. Nous repartons la nuit suivante pour refaire la même route et revenir cantonner ou nous étions l'avant veille à BRENY.

    Le dix-sept, le lendemain, nous repartons de ce village pour faire une étape de quinze kilomètres, nous arrivons à la nuit à JOIGNES où nous allons passer trois jours. Nous étions dans une grange aux quatre vents, très mal, toute la douceur que j'ai pu me procurer ce fut un matin un litre de lait, il fait un froid de chien, au lieu de dormir, nous grelottons. Les civils nous ont annoncé qu'ils avaient rendu de grands services à notre artillerie en leur indiquant les positions boches. Hier, j'étais de garde au jardin, le capitaine CLARA, cette sale crapule faillit me faire passer en conseil de guerre, je relevais un camarade et étant sous un noisetier, d'en couper une petite branche, CLARA le vit et crut que c'était pour ramasser des noisettes qu'il avait fait cela et comme j'arrive à ce moment, il s'imagine que j'étais complice, il vint à nous et nous fouilla toutes les poches et notre musette, il a fallu que je donne mille explications sur la provenance d'un oignon que j'avais et quelques noix qui me restaient encore et sur la fiole de miel. Cela fait que je n'ai pas été puni, comme il n'a rien trouvé, mon copain s'en est sorti avec un jour de prison, si par malheur il avait trouvé une noisette, nous étions bons pour le conseil de guerre, ce qui nous aurait valu de quatre à six ans de travaux publics. Voilà nos officiers tels qu'ils sont, armés de jalousie ; je pensais, va mon cher capitaine, les boches auront de quoi châtier les misères que tu nous fais et il en fut ainsi, il disparut quelques jours plus tard, sans regret, quelle vache que ce capitaine, comment le gouvernement peut-il payer un con pareil qui n'est pas foutu de se guider lui-même ; c'est lui qui nous a fait faire deux fois le chemin plus long pour nous rendre aux tranchées, il voulait se monter le coup, ce médaillon, il valait mieux qu'il étudie sa carte plutôt que de nous embêter. Voilà en deux mots mes réflexions pendant mes deux heures de faction au jardin. Le troisième jour, nous avons fait une marche militaire et sommes passés au village de BAZACHE. Le quatrième jour encore, une marche et le matin exercice du soldat dans le pré, ils veulent vraiment nous rendre idiots, voilà des hommes de trente ans qui apprennent à manœuvrer un fusil, si ce n'est pas abominable, c'est bon pour les bleus. Le cinquième jour, toujours mêmes conneries, le vingt à minuit, nous avons eu une alerte, conneries sur conneries ; alerte, nous avons été faire une marche de douze kilomètres ; on nous a éveillés le temps de mettre l'équipement en vingt minutes, nous sommes sur la route prêts à partir toute la compagnie formée.

    Le capitaine, le fameux CLARA trouve que nous avons mis trop de temps et nous fait des reproches. Ce jour, je reçois un colis contenant des cartes postales et deux tablettes de chocolat, ce qui m'a permis de me procurer du lait et boire du café au lait. Le vingt et un, nous avons quitté ce patelin sans regrets car nous n'étions pas bien couchés, pour aller dans une autre ville dont le nom ne me revient plus. Nous avons marché une bonne partie de la nuit, dans le lointain nous voyons les fusées boches, nous entendons le canon.

    Après avoir marché vingt kilomètres, très fatigués et trempés de sueur, nous arrivons au village, nous avons été obligés d'attendre une heure et demie pour trouver le cantonnement, nous grelottons de froid après avoir tant sué et comme cantonnement, on nous a mis dans un creux, creusé dans le roc, très malsain à cause de l'humidité et avec quatre où cinq pailles comme literie ; nous nous sommes reposés un peu, c'était bien minuit lorsque nous sommes arrivés pour en repartir le lendemain au jour où après une assez longue et dure étape, nous avons rejoint le village de SAINT-ETIENNE où j'ai pu me procurer une boule de pain tendre et deux litres de cidre à vingt-cinq centimes le litre, DUGOURE a reçu un colis postal avec dedans des chaussettes, je lui en ai acheté une paire en laine, faites à la main, qui m'ont coûté un franc cinquante. Nous attendons le souper car nous soupons chez le patron de la maison, mais au cas où je la sauterai, j'ai mangé du riz à l'ordinaire avec un peu de sucre c'est meilleur. J'ai soupe avec DUGOURE, MALET, CROS sergent, LAVIT, COME et PÉLISSIER, nous avons eu une bonne soupe et un lapin sauté aux oignons, comme boissons du cidre trop sucré et du café au lait. Nous avons après ça passé une bonne nuit dans du foin dans une grange ; le matin pour déjeuner, nous avons bu avec PÉLISSIER un demi-litre de lait chacun que nous avons fait bouillir dans la gamelle avec du chocolat et du pain tendre, voilà encore un excellent déjeuner. Le dîner de l'ordinaire a été assez bon, puis la bonne femme a été au village nous acheter des provisions pour repartir le lendemain matin. J'ai dépensé vingt francs et avec cette somme j'ai pu avoir sucre, crayon, chocolat, beurre, confiture, boîtes de sardines, pâté, fromage camembert, tabac à priser et à fumer, allumettes, bougies, et pain tendre dont j'ai rempli ma musette et ai fait une si grande avance de pain que je ne sais où le mettre. Le souper a été toujours pareil, du riz mangeable grâce au sucre que j'y ai mis et puis bonne soupe à la maison et pommes de terre en purée et au lait, puis même litière sur la grange.

    Le lendemain matin un litre de café au lait, pain tendre et me voilà content. A huit heures trente, revue par le lieutenant, dîner à neuf heures trente avec riz sucré et à la maison, pommes de terre en salade. Les gens où nous étions étaient si braves pour les français, que je me permis de leur demander l'adresse, Monsieur BOULANT Ernest, cultivateur à SAINT-ETIENNE par PIERREFONDS les BAINS (Oise). Ces pauvres gens ont été les seuls à souffrir de la guerre, les boches leur ont bombardé la maison où ils habitaient auparavant, elle fut brûlée sans rien pouvoir sauver ; aussi où ils habitent actuellement ils sont sans ressources, ils ont deux fils à la guerre, le troisième est à la maison car il a une jambe de bois suite à un accident dans sa jeunesse, puis une petite demoiselle bien dévouée pour nous. Nous sommes partis à onze heures pour aller à huit kilomètres plus loin, la forêt de COMPIÈGNE est à peine à un kilomètre de là, nous la voyons très bien. Boisée de frênes gigantesques, on ne dirait pas une forêt mais un parc, tellement elle est bien entretenue. Nous arrivons à destination à la grande ferme de PALESME toujours dans l'Oise à PIERREFONDS, canton d'ATTICHY. Nous sommes cantonnés dans une splendide ferme où il y a une usine sucrière, trois machines routières à dépiquer, sept défonceuses à vapeur avec cylindres pour route et quantité de matériel d'exploitation, le propriétaire s'appelle DELATRAYE. Au cours de notre marche, nous avons vu un château seigneurial, un bâtiment gigantesque, quelque chose de très joli à voir, aussi je demanderai à Monsieur BOULANT de bien vouloir m'envoyer l'histoire de ce joli monument dont on parle tant à PARIS, tout près de nous, nous avons MARE EN VIOLAINE. Nous avons quitté cette maison le vingt-huit à quatre heures du matin pour faire une marche à la pointe du jour, ce jour là, nous avions à faire seize kilomètres, nous avons traversé complètement la forêt de COMPIÈGNE. Elle est très large et dans ses seize kilomètres, nous avons pu y trouver une bonne suée, elle est très bien entretenue avec ses vieux arbres très hauts, sans broussailles. Tous les carrefours marqués d'un poteau indicateur portant le nom et l'indication des cerfs, des daims, des faisans, des lapins, lièvres où sont clôturés cette race de volaille sauvage s'appelle le carrefour de la faisanderie, toute cette vaste partie de la forêt est fermée par un treillis en fil de fer et gardée par de nombreux gardes. Le Président de la République y va souvent à la chasse. Nous voici à COMPIÈGNE, grande ville que l'on trouve en quittant les bords de la forêt, ville coquette, maisons très riches, ville très propre. Nous la traversons et allons embarquer. Nous traversons le canal au moyen d'un pont construit sur des barques car les ponts desservant la ville, les boches les avaient fait sauter. Nous voilà dans le train, sans pouvoir sortir nous ravitailler, heureusement que des gamins nous apportaient de la ville, du vin à cinquante centimes le litre et des cigares que j'ai payé vingt-cinq centimes pièce. Le train roule déjà assez vite, il y a des gosses qui nous apportent encore du vin, mais trop tard, ils ne peuvent pas rejoindre ceux qui leur ont fait la commande. A mon compartiment, j'en ai eu quatre litres, il était déjà payé par je ne sais qui. Avant qu'il ne tombe entre d'autres mains, nous nous sommes dit, autant vaut en profiter. Nous roulons, il faut dire que la chance a voulu que nous ayons une voiture à voyageurs, au lieu d'un wagon à bestiaux, on était mieux que les autres et l'on pouvait examiner le paysage mieux à son aise. Nous voilà en route, il est deux heures de l'après-midi pour débarquer le lendemain à sept heures, le trajet fut rapide mais pas trop long, on nous emmène ainsi jusqu'à HAZEBROUK. Nous débarquons, nous traversons la ville ou des camions, automobiles nous attendaient pour nous emporter plus vite sur le front en BELGIQUE. La route saccagée fut longue et dure, nous fîmes bien une quarantaine de kilomètres ainsi mal placés. Les routes étaient vraiment mauvaises ; en cours de chemin, nous avons croisé un convoi anglais ; notre camion, forcé de se garer sur le bord de la route s'est embourbé, nous sommes descendus et en poussant tous, nous avons pu dégager notre camion et le remettre sur la route, nous avons continué notre balade.

    Nous arrivons à destination à cette ville qui porte le nom de TOUSSAINT. Le canon gronde au loin, les anglais nous offrent des cigarettes, ils sont très gentils pour les français. C'est la veille de la Toussaint, au rapport, on nous annonce que les russes ont chopé l'automobile du KRONPRiNZ et que les allemands se sont retirés de cent kilomètres. Ce jour de Toussaint, nous avons fait une marche en avant, nous avons traversé des villages qui sont très jolis, toutes les maisons sont bâties en briques, ce qu'on appelle de la brique belge, elles sont très propres, rideaux doubles et toutes tapissées, elles sont extra jolies. On voit rarement quelques chaumières couvertes de chaume, ici on trouve des mûriers et du houblon, les cultivateurs sont de vrais artistes, ils sèment très régulièrement leurs champs ; ils ont de nombreux champs de carottes et de betteraves, ils font des récoltes à peu près comme chez nous. En Belgique, ils élèvent de nombreux chiens, les plus jeunes sont très mauvais, on s'en sert pour atteler à de petites brouettes qui transportent des bidons de lait, certains transportent jusqu'à soixante litres. On attelle aussi des vaches de la même façon qu'un cheval, les tombereaux ont deux roues à l'arrière et une à l'avant, les gens qui nous comprennent très difficilement sont très polis, propres, ils ont leurs chaussures toujours bien cirées. Des femmes, il y en a de toutes, assez jolies et très coquettes, bien, habillées, les jeunes portent un chapeau, les plus âgées une coiffure noire comme chez nous. Les hommes grands et minces s'occupent beaucoup de la culture du tabac, il y en a la plupart qui fument la pipe en terre, ils font des silos de betteraves où de carottes qu'ils conservent ainsi tout l'hiver, nous avons occupé une ferme située à quatre kilomètres de la ligne de feu, nous nous trouvons entre DIXMUDE et NIEUPORT, rive gauche de l'YSER. Il y a six jours que nous sommes en première ligne sous les obus et les balles, ça barde beaucoup ici. La nuit du quatre, le quarante troisième a du supporter l'assaut des allemands.

    Ils veulent rentrer coûte que coûte, jamais on n'avait assisté à pareil carnage, ils ont beaucoup d'artillerie et tirent presque sur leurs lignes. Nous occupons un grand bois, moitié eux, moitié nous, à côté il y a sur la lisière du bois un couvent occupé par cinq chasseurs alpins ; à eux cinq, par les croisées de ce couvent, ils ont tué plus de deux cents allemands. Au bout de ce bois, il y a le village que nous occupons par moitié. Là à cet endroit pas moyen de s'y reconnaître, il y avait des soldats anglais, des français et autres nationalités, Nous avons été faire une reconnaissance dans Ies bois, nous avons fait de nombreux prisonniers et beaucoup de blessés. C'était le quatre novembre, ce jour a été extrêmement pénible et depuis, combats sur combats ; c'est triste et pénible à voir ce champ de bataille jonché de cadavres, hier, nous avons pu nous retirer dans une maison inhabitée où nous avons trouvé du beurre salé que nous avons mangé le lendemain dans la tranchée, pendant que les obus nous tombaient à côté. On avait trouvé également trois pots de confiture de coing datés de mille neuf cent onze. J'avais trouvé aussi un fichu pour m'envelopper le cou, un peu de tabac et une pipe en terre que j'ai cassée une heure après, un paquet de café, du sucre, un flacon d'eau de toilette, du café dans un filtre que nous avons dégusté. Avec MALET, nous avons couché dans un lit. J'ai reçu tellement de lettres ce soir là, il y en avait huit que pour les lire et y répondre, j'ai du veiller jusqu'à minuit. A cet endroit, j'ai même reçu un colis postal contenant du saucisson, du tabac à priser.

    Parfois, l'on était obligé de se serrer la ceinture car le courrier et les colis n'arrivent que de temps en temps. Le six à dix heures, nous avons reçu une secousse de tremblement de terre que nous ne pouvons pas comprendre, dans la tranchée nous sommes cinq et l'avons tous ressentie. Il nous a fallu évacuer notre tranchée et se porter un peu plus à l'arrière à cause que les balles ennemies nous sifflaient de trop près aux oreilles et pour laisser avancer notre première ligne de braves fantassins qui toujours se battent avec courage, mais pour aller prendre nos pièces, il nous faisait un peu peur de voir que les obus éclataient en l'air d'un côté et de l'autre ; avec tout cela on est partis sans aucun mal, mais avec une grande émotion en nous disant comment l'on avait pu se sauver de cette affreuse grêle. On s'est remis en position deux kilomètres plus loin, mais les obus arrivaient quand même et tombaient à la droite de nos batteries. Le soir nous avons eu une grande bataille d'artillerie, il fallait entendre quel bruit, on aurait dit que le tonnerre était tout le temps dans les airs en train de se promener.

    Jules BLATGÉ

     
    A MON PÈRE

    Ainsi se terminent, trop rapidement pour moi, ces "Récits d'aventure de guerre comme il a écrit en titre de son journal. Ça n'a pas été toute sa guerre qu'il a raconté, puisqu'il a participé au trop célèbre et sinistre "Chemin des Dames" et la grande et meurtrière bataille du "Bois Sabot". A t-il arrêté son ouvrage lorsqu'il fut évacué, malade, de la ville de VALDENAY pour aller se faire soigner à VICHY par train sanitaire d'un "Ictère avec foie douloureux", du 7 mars 1915 au 2 juillet 1915, (convalescence de un mois comprise) avant de rejoindre ses camarades du quinzième d'infanterie partis d'ALBI. Je ne saurai jamais la suite de son journal, je n'ai pas retrouvé d'autres informations.

    Je dois vous présenter ce citoyen français, ce soldat de deuxième classe qui sans avoir fait parler de lui a vécu dans l'ombre parmi ses camarades ces quatre années d'enfer.

    Il s'appelait BLATGÉ Jules, né le trois septembre mille huit cent quatre vingt huit, il appartenait à la classe mille neuf cent huit, il fit son service militaire du trente et un août mille neuf cent dix au vingt deux septembre mille neuf cent onze. Il est rappelé dans son régiment à ALBI (Tarn) le dix sept août mille neuf cent quatorze. Il rejoint le front de bataille le quatre septembre mille neuf cent quatorze à la première compagnie, premier bataillon du quinzième régiment d'infanterie. Après quatre ans de mobilisation et de guerre, il ne reviendra dans son foyer que le vingt trois août mille neuf cent dix neuf, resté absent pendant exactement cinq années.

    Son récit, trop court, nous fait vivre le départ et la séparation avec son épouse et ses parents, l'accueil pendant le voyage des civils qui venaient les encourager, son baptême du feu, ses combats toujours sanglants dans la boue, l'eau, mais aussi le soleil. Il a été endurci à la vue de ce grand massacre humain où il a vu tomber, blessés où morts grand nombre de ses camarades. Il nous a raconté la vie avec les civils plus où moins généreux où aimables avec les troupes françaises. Il parle de ses officiers où sous-officiers dont le commandement laissait parfois à désirer ; pouvaient-ils se faire aimer à certains moments par ces pauvres êtres qu'ils avaient sous leurs ordres.

    Son récit est une triste réalité, il nous est revenu vivant avec ses camarades souvent cités : le sous-officier LAVIT, son frère Joseph et son camarade PÉLISSIER.

    Jules BLATGÉ est décédé le douze janvier mille neuf cent soixante dix à GRAULHET.

    PIERRE BLATGÉ

     

    ANNEXE

    Extrait du journal "Le Matin" VENDREDI 26 MARS 1915" NOUVELLES DU FRONT

    L'ENLÈVEMENT DU BOIS SABOT

    Avec la participation aux nombreux assauts du 15ième d'Infanterie d'Albi. (Officiel) 24 mars 1915

    Quand on quitte la route de SUIPPES à SOUAIN, avant d'entrer dans ce qui reste de ce dernier village et qu'on coupe vers l'est à travers champs, on atteint, en trois quarts d'heure, une hauteur, la côte 1 58, d'où l'œil embrasse, dans leur ensemble, les lignes larges et molles du paysage champenois.

    LE PANORAMA DU SABOT

    Vers la droite, en fond de tableau, quelques bois qui ont encore des troncs et des branches, ferment l'horizon. En avant de cette raie sombre, sur une croupe arrondie, c'est le bois Sabot, âprement disputé pendant les dernières semaines et aujourd'hui en notre pouvoir.

    Le bois Sabot a la forme d'un sabot, mais rien d'un bois. L'artillerie l'a transformé en terrain découvert et, de la côté 158, il faut quelque attention pour discerner à la jumelle les souches courtes, presque au raz du soi, qui marquent la place des arbres d'autrefois.

    Des rayures sinueuses se dessinent entre les souches ; ce sont les tranchées allemandes d'hier, devenues tranchées françaises. En avant, en arrière, d'étranges débris : fils de fer, chevaux de frise, sacs à terre et des points sombres sur la terre crayeuse : les morts des derniers combats.

    L'ASPECT DES TRANCHÉES

    Par les boyaux, en une demi-heure, on arrive à la position, il y a dans le bois des gars de Bretagne et des gars du Midi. Physiquement et moralement ils sont pareils, pleins de calme et d'entrain. Les marmites passent au-dessus d'eux sans troubler leur sérénité. Ils ont attaqué hier. Ils attaqueront demain. C'est la vie. Les Bretons chiquent, les Albigeois fument. A cela près, même belle humeur, même confiance dans le succès. Tout de suite un sergent à l'œil vif précise la situation "La chose est claire dit-il ; chaque fois que nous attaquons nous enlevons le morceau, chaque fois qu'ils attaquent nous le gardons". Ainsi s'exprime la conscience de l'ascendant pris par nos soldats sur l'ennemi, ascendant qui pendant quatre semaines de combats, s'est affirmé, sans restriction ni faiblesses sur tout le front de Champagne. Nous voici dans les tranchées de première ligne, celles qui ne sont pas de fabrication française. Cela se reconnaît tout de suite pour un œil exercé. Et puis on s'est battu dans ces boyaux et la mort y a mis sa marque. Mais la mort n'impressionne plus personne.

    LE MORAL DES TROUPES

    Une tranchée hâtivement réparée n'est jamais très sûre ni très confortable ; c'est le cas de celles du bois Sabot. D'autant que les allemands sont à quarante mètres. Nous leur envoyons chaque matin un arrosage sérieux. Avec les périscopes nous voyons pleuvoir sur leurs lignes nos gros projectiles, et la mauvaise humeur des occupants se traduit par une tiraillerie continuelle. Si on lève le nez on est salué sans retard. Cela n'empêche pas un ronflement vibrant et régulier de monter du sol. Ceux qui viennent d'être relevés de surveillance dorment à nos pieds, dans leurs trous obstrués par des couvertures, d'un sommeil d'enfant. Certains déjà éveillés, font leur correspondance. D'autres déjeunent d'un bel appétit. Le voisinage de l'ennemi ne les trouble pas, ils ont le sourire.

    LE CHAMP DES MORTS

    Entre les deux lignes adverses beaucoup de morts. Malgré le soleil, pas d'odeur. Il semble que le sol crayeux de la Champagne assainisse le champ de bataille. Certains de ces morts datant des premiers engagements sont desséchés et réduits quant aux traits du visage aux simples lignes des ossements. La nuit, quand on peut, on va furtivement enterrer un camarade. Ce n'est pas facile, il en reste beaucoup qui attendent l'aumône d'une sépulture. Les hommes savent leur nom souvent, et de loin veillent sur eux. Entre les morts, les petits troncs fauchés par l'artillerie ont l'allure bizarre de pieux inutiles à travers champs. Un arbre unique a gardé son tronc et ses deux maîtresses branches, amputées à cinquante centimètres du tronc ; le bûcheron noir, défilé là-bas, l'a oublié dans ce massacre.

    LES DÉFENSES ALLEMANDES

    Ce qui fut le bois Sabot n'est que l'extrémité sud-ouest de la longue bande boisée qui sépare la région de SOUAIN de la région de PERTHES, Les arbres qui ne sont plus, étaient plantés sur le revers d'une crête qui vient mourir doucement sur la route de SOUAIN à PERTHES, aujourd'hui coupée par les tranchées. Pour un assaillant venant du sud, précisément notre cas, le Sabot est une position dominante dont la partie haute est orientée d'est en ouest, Pour tenir la lisière sud il faut en toute nécessité tenir cette crête qui la domine. Les allemands n'avaient naturellement pas manqué de s'y fortifier puissamment : nombreuses tranchées profondes, bien munies d'abris, hérissées de mitrailleuses et reliées par des boyaux à la masse des bois en arrière. La position était occupée par le Premier Régiment de landwehr bavarois. C'est au début de mars que l'ordre fut donné d'enlever le bois Sabot, Des terrassements furent aussitôt exécutés pour rapprocher du bois notre première ligne. Nous devions attaquer en partant de la route de SOUAIN à PERTHES qui passe à une trentaine de mètres de la pointe du Sabot et s'en éloigne aussitôt pour passer à environ deux cents mètres de l'autre extrémité, celle que nos soldats ont appelée le "talon".

    NOUS ENLEVONS DEUX LIGNES ALLEMANDES

    La première attaque eut lieu le 7 mars. Elle fut menée par deux bataillons attaquant par l'ouest, l'autre par le sud. La préparation par l'artillerie terminée, l'attaque se déclenche. A l'ouest elle atteint rapidement la pointe du bois. Mais les mitrailleuses fauchent dur. Les deux commandants des compagnies de tête sont tués dès le début, la progression est enrayée. Au sud au contraire, nos fantassins se ruent avec une telle violence que l'ennemi évacue sa première ligne en laissant des prisonniers dans nos mains. Du même élan la seconde ligne est enlevée. Quelques minutes après, nos soldats atteignent !a lisière nord du bois. C'est une pente descendante, bordée à droite d'un grand bois. A la corne nord-ouest de ce bois, et à la lisière ouest, une tranchée de flanquement est tenue par l'ennemi, fusillades, mitrailleuses : la position est intenable. Nous devons pour ce jour-là nous contenter d'avoir enlevé deux lignes successives. Nous nous installons dans la seconde qui devient notre ligne avancée. Nous réparons les brèches ouvertes par notre artillerie. Nous construisons tant bien que mal un nouveau parapet. L'ennemi qui a beaucoup souffert nous laisse faire. A la nuit nous sommes solides. Nous avons payé cher notre succès. Le lieutenant colonel commandant le régiment est mortellement blessé, un capitaine et deux lieutenants sont tués, deux autres blessés. Tous sont bravement tombés en courant avec leurs hommes sur les positions ennemies.

    NOUS REPOUSSONS LES CONTRE-ATTAQUES

    C'est seulement au cours de la nuit que les allemands sont en mesure de contre-attaquer. Ils avancent précédés de ces grenades à mains plates, en forme de montres qui sont devenues leur arme préférée. Trois fois, quatre fois ils essayent de nous déloger : vain effort. Au petit jour ils font une tentative plus sérieuse avec deux compagnies. Quelques uns de nos hommes qu'on n'a pu ravitailler en munitions à travers les boyaux encombrés et déboulés se replient jusqu'à la route SOUAIN-PERTHES. Mais le commandant du régiment ordonne aussitôt la contre offensive. Le spectacle est magnifique, nos soldats baïonnette au canon, bondissent, la pointe en avant. Les allemands jonchent le soi ; on voit encore leurs cadavres sur le terrain, les trous faits par les baïonnettes sont visibles, car ces cadavres sont entre nos deux lignes actuelles, on tes toucherait si l'on pouvait sortir des boyaux. La contre-attaque ennemie est délogée de la pointe du Sabot. En plein action, manœuvrant comme à l'exercice, nos compagnies font alors une conversion à droite et criant, chantant, rejettent l'ennemi dans le bois à l'est. Résultat : tout notre gain de la veille est conservé et confirmé et vers l'est un nouveau progrès de deux cents mètres.

    POUR ENLEVER LE RESTE DU BOIS

    Du 9 au 12 nous procédons à des actions de détails toutes fructueuses. Nous nous organisons fortement dans la partie sud du bois et nous nous étendons vers le talon. En même temps sont creusés de nouveaux boyaux qui assurent l'évacuation régulière des blessés impossible jusque là et l'arrivée facile des renforts. Cette besogne nécessaire accomplie, nous prononçons une nouvelle attaque. Il s'agit cette fois d'enlever une tranchée allemande particulièrement forte à laquelle aboutissent trois boyaux de communication. Le premier essai ne réussit pas, nous arrivons à vingt mètres de l'objectif, les deux commandants de compagnie sont tués. Les troupes ne peuvent se maintenir et reviennent à leur point de départ. L'affaire est à recommencer, ce sera pour le 15.

    UNE LUTTE ÉPIQUE DANS LA NUIT

    II est quatre heures du matin, pleine nuit. A pas silencieux deux compagnies se massent dans les tranchées avancées. Le calme, la sérénité de ces braves gens impose le respect. Ils savent quelle est la difficulté de leur tâche et que beaucoup n'en reviendront pas ; pas un regret pourtant, pas une hésitation ; un héroïsme simple et spontané. Quatre heures trente, c'est l'heure. Une section attaque par le boyaux, une par le glacis. Les mitrailleurs allemands n'ont pas le temps de tirer ; hâtivement ils déménagent leur matériel, nous sautons dans leur tranchée.

    Au fond de l'étroit couloir, l'affaire se règle à l'arme blanche. Peu de cris chez nous, une âpreté sérieuse et forte à la besogne. Les allemands hurlent, ils n'ont pas la douleur muette ; la tranchée est à nous. Les occupants survivants se retirent sur la ligne arrière. Mais ce mouvement de repli cache un piège : un blockhaus d'où part la fusillade est démasqué. C'est un ouvrage puissamment organisé avec des mitrailleuses défilées. Or notre attaque de droite a peu progressé, il faut de nouveau revenir au point de départ. Pas pour longtemps d'ailleurs, car à seize heures trente l'attaque reprend, elle est plus dure que l'attaque de nuit. Ce n'est qu'à grand-peine que nous entrons cette fois dans la tranchée ennemie. On se bat pendant une heure sur le parapet avec furie. A dix-sept heures trente nous sommes dans la tranchée ; les baïonnettes ruissellent de sang, plusieurs sont tordues à force d'avoir piqué, les crosses sont aussi sanglantes.

    Ce n'est pas fini, car le blockhaus est toujours debout. La nuit tombe et alors s'engage dans l'ombre un étonnant combat. Nos hommes rampant autour de l'ouvrage allemand le rongent à la pioche et à la pelle, sous un feu à bout portant contre lequel ils se protègent tant bien que mal. Vers deux heures du matin la brèche est faite. Une forme humaine bondit dans la nuit échappant aux mains qui déjà la saisissent. C'est l'observateur allemand d'artillerie demeuré bravement jusqu'au bout à son poste de première ligne. Au petit jour deux contre-attaques sont prononcées. Nos bombes les arrêtent, nous sommes désormais maîtres du bois Sabot. La faible partie du bois que nous n'occupons pas est également vide d'allemands. L'ennemi n'a plus qu'une tranchée à l'extrémité nord-est. Le résultat est acquis.

    LE RÉSULTAT

    Voilà par quelle façon d'attaquer, cent fois répétée pendant quatre semaines toujours avec succès, sans jamais rien perdre du terrain conquis, nos soldats ont imposé en Champagne à un adversaire courageux une brillante victoire.

     
    Le pointillé indique le bois Sabot. 
    Situation le 9 Mars au soir

     


    Situation le 20 Mars

     

     

    La couverture illustrée ne fait pas partie du fascicule original

     

     


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  • Commentaires

    2
    Mélanie
    Vendredi 22 Juin 2018 à 08:59

    Bonjour,

    Je viens de tomber par hasard sur votre article sur Jules Blatgé et je découvre avec surprise que la sœur de mon arrière grand père a épousé le frère de Jules.

    Je souhaiterais rentrer en contact avec les descendants de Jules. Savez vous si c'est possible?

    Merci d'avoir publié ce texte que je vais m'empresser de faire découvrir à ma famille. Je n'ai pas encore visité tout votre blog mais je suis admirative de votre travail.

      • Vendredi 22 Juin 2018 à 09:09

        Bonjour

        Merci pour votre message
        Je vous tiens au courant

        Contactez moi sur ma messagerie : francois.mazens@orange.fr

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